5 raisons de lire Gueules d’ombre de Lionel Destremau

Gueules d'ombre - Lionel Destremau - La Manufacture de livres

La sortie de Gueules d’ombre à La Manufacture de livres est l’occasion pour nous de revenir sur cinq points marquants de ce premier roman de Lionel Destremau, qu’il commente.

« Noir, gris, blanc aussi, la couleur compte peu », comme le dit très bien Lionel Destremau au sujet de son roman. Longtemps éditeur, actuel directeur du festival Lire en Poche à Gradignan, l’homme était jusqu’à présent connu pour ses recueils de poésie et sa passion du polar. Il franchit un cap avec cet étrange livre situé dans une époque et un pays inconnus. Une enquête sur un mystérieux soldat dans le coma qui est l’occasion pour l’auteur d’offrir une très belle galerie de personnages et d’explorer les ravages de la guerre.

Gueules d'ombre - Lionel Destremau

Le roman noir


« La question du genre littéraire est à double tranchant. D’un côté de la lame, le « rayonnage »… c’est-à-dire, en définitive, le problème des libraires ou des bibliothécaires : où classer tel bouquin qui n’est pas un thriller ou un polar à intrigue classique, mais qui n’est pas non plus de l’ordre de la littérature dite blanche traditionnelle ou appartenant à d’autres genres… ? Certains choisissent de classer en « noir » avec les polars et les thrillers, d’autres en « blanche »… et se débrouillent pour tenir un discours cohérent dans tel ou tel sens à leur clientèle ou lectorat. Je sais que la question se pose à bien des libraires pour Gueules d’ombre, tout comme elle s’est posée à mon éditeur à La Manufacture de livres. Partant du principe que j’utilisais les codes du roman d’enquête, avec une intrigue à résoudre, un développement pour y arriver, pour simplifier on est restés sur le côté « noir », même si le penchant « littérature générale » existait par ailleurs dans l’équipe. Ce qui est intéressant, à mon sens, dans le roman noir, c’est que la résolution de l’intrigue n’est justement pas le cœur du récit. Certes, le plus souvent, il y a bien une réponse à la question initialement posée, mais ce qui compte ce n’est pas tant le résultat que le cheminement pour y parvenir. Pour moi, et c’est le second côté de la lame, c’est ça le roman noir, un livre qui se construit sur ce qu’il dévoile au fil de sa narration, son univers, sa tonalité, sur son style éventuellement aussi, sur son ou ses sujet(s) enfin, et non pas sur la seule clé d’une énigme à découvrir. Mon rapport au genre est donc là-dedans, dans mes lectures aussi évidemment, même si je passe d’un genre à un autre assez régulièrement. Le roman noir est partout en fait ; évidemment parmi les polars, mais une partie du western relève de ce genre-là, du nature writing aussi, du roman historique ou du roman de guerre, parfois des livres d’anticipation, des uchronies, parfois encore et surtout au sein d’une littérature dite blanche…
Un exemple, parmi des centaines d’autres ? Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy est un pur roman noir et pourtant la plupart des gens le classe en littérature générale. Alors…le classement, c’est une affaire de libraires, de journalistes, de lecteurs même… mais sans doute pas tant celle de l’auteur, en ce qu’il écrit dans le lieu qui est propice à sa réalisation. Quand je suis dans une volonté analytique, je vais écrire de la critique. Quand je suis plus tourné vers une tension extrême, intérieure, profonde, ce sera de la poésie. Quand je vais être dans un désir de narration, de raconter une histoire, ce sera le roman, noir a priori parce que c’est l’espace dans lequel cette part d’écriture trouve à se mouvoir le mieux aujourd’hui, pour l’instant tout au moins.

Avec Gueules d’ombre, ce que je souhaitais, c’était d’abord écrire un roman donc, un qui soit une sorte de boucle tournant sur elle-même, générant des affects, des histoires, des instants de vie ou de mort.

Et puis dans l’expression « roman noir », il y a deux choses essentielles ; le mot « noir » derrière lequel on va trouver du social, du politique, du rapport au réel, mais aussi le mot « roman » et, à mes yeux, le romanesque prime. Un « roman noir », c’est d’abord un vrai roman, construit, écrit, pensé pour embarquer son lecteur dans une histoire, une intrigue, des personnages, et ensuite, dedans, on y trouvera un regard posé sur un sujet de société, sur un thème particulier, sur un questionnement politique, etc. Si on se focalise d’abord sur le message, sur le discours, sur ce qu’on veut traiter ou dénoncer, en estimant que la façon de le dire, de le faire passer, de le raconter passera en second, alors je crois que c’est commettre une erreur.

Avec Gueules d’ombre, ce que je souhaitais, c’était d’abord écrire un roman donc, un qui soit une sorte de boucle tournant sur elle-même, générant des affects, des histoires, des instants de vie ou de mort, avant de se clore à la manière d’un ouroboros, un serpent qui se mord la queue. Ce qui était essentiel, c’était que la mécanique fonctionne pour servir le propos. Que l’intrigue à double entrée, avec une enquête qui avance d’un côté, et une histoire narrée du passé d’un personnage de l’autre, puissent se poursuivre, se rejoindre, tout en donnant au lecteur l’envie de connaître la suite à chaque fin de chapitre, y compris en appréhendant progressivement que la troisième ligne narrative, celle de la voix des disparus, joue aussi son rôle dans la composition d’ensemble, et permettre de recomposer le puzzle au final, d’écho en écho. Mais l’écueil de ce type de construction un peu complexe, c’est qu’il faut avoir assez de recul quand on la compose pour que le lecteur ne voit pas trop les fils narratifs d’une part, et d’autre part que l’auteur lui-même ne se noie pas dans le canevas à composer au détriment de la fiction ! Je ne sais pas trop d’où est venu ce type de composition, peut-être inspirée d’un vieux souvenir de mes lectures de littérature de montage. »

Lionel Destremau - Gueules d'ombre - La Manufacture de livres
Lionel Destremau © Pascal Ito

Le pays


« La question du territoire s’est posée en même temps que celle de l’époque (j’y reviens donc à la question suivante…). J’avais un choix à faire, soit le roman était situé dans l’espace et dans le temps et par la force des choses il se devait alors d’être inscrit dans l’Histoire, soit je plaçais ma fiction dans une autre fiction comme une poupée russe, une histoire imaginaire dans un lieu lui-même fictif. Le choix a vite été fait, parce que je ne voulais pas me retrouver coincé dans un cadre historique qui s’avérerait très contraignant pour mettre en place un conflit, impliquerait de très nombreux arrière-plans politiques, géographiques, des explications sur les décisions prises à tel ou tel moment, et à mes yeux une forme d’obligation d’une véracité historique qui aurait pesée sur l’ensemble en permanence. Et surtout, en sortant de ce cadre, j’allais plus directement à mon propos, celui d’une guerre « universelle », qui en répète d’autres, puisque dès l’origine, ce « décor » de l’environnement dans lequel allaient naviguer les personnages, devait rester un décor justement, ne pas prendre le pas sur le reste dans une nécessité de reconstitution réaliste. J’ai donc composé une capitale, des villes différentes, éloignées les unes des autres, avec quelques traits spécifiques, quelques lieux tiers, et quand le roman a été terminé dans sa globalité, j’ai tout repris, passage après passage, pour recréer une véritable carte fictive, avec des distances vraisemblables entre chaque lieu par exemple. Enfin, ce pays imaginaire concourrait à une atmosphère générale, le lecteur pouvait s’immerger dans ces lieux sans pour autant en attendre quelque chose de l’ordre d’une reconnaissance (un rappel d’un lieu connu), ou d’une curiosité exotique (la découverte d’un endroit que l’on souhaiterait connaître). »

Je ne voulais pas faire un roman de héros ou de pauvres types, je voulais un roman sur les traumas de la guerre, ce qu’elle bouscule certes chez ceux qui y participent en première ligne, mais aussi ce qu’elle révèle chez ceux qui refusent de la vivre ou de la voir.

L’époque


« Donc, le temps rejoint l’espace dans la fiction. À partir du moment où le lieu était fictif, je n’avais plus aucune obligation quant au temps et je pouvais donc là-aussi utiliser des codes de SF basiques pour continuer de créer le décor de ce « tableau » romanesque. Les patronymes par exemple participent de cette volonté d’un flou artistique qui ne permet pas de s’identifier à une culture en particulier, ce sont des noms ou prénoms qui sont soit tordus (modifiés), soit totalement inventés, soit qui appartiennent à des langues différentes de la nôtre. Cela doit participer à la composition d’une atmosphère générale, dans une sorte de XXe siècle flottant disons, et une vague Mitteleuropa. C’est d’ailleurs très perturbant cette question de la temporalité, parce qu’au moment de la rédaction du roman j’avais plusieurs périodes à l’esprit qui se chevauchaient. Ce qui était nécessaire pour servir la mise en place de l’intrigue, c’était une période où on pouvait circuler (ici en voiture principalement, ou en train), où on pouvait communiquer (par téléphone filaire, mais pas par portable), où on pouvait s’informer (dans des archives papier, voire informatiques, mais pas par le biais d’internet qui n’existe pas). C’est donc un temps alternatif, qui est assez proche de nous pour être vraisemblable et assimilable par le lecteur, dont on peut s’emparer sans difficulté, sans besoin de projection imaginaire importante.

À lire aussi : 5 raisons de lire Luc Baranger

Cela rejoint un des axes qui ont entouré l’écriture de ce livre, il y a longtemps maintenant, en créant un univers assez proche des littératures étrangères. Quand je lis un auteur étranger, je ne cherche pas l’exotisme ou la reconnaissance d’une culture ou d’une civilisation autre. J’accepte dès l’abord tout ce que le romancier me donne, les noms de ville, de personnages, les traits physiques ou les traditions, comme partie intégrante du livre ; je fais confiance au champ romanesque, plutôt que d’y attendre une source factuelle qui serait placée là pour un « effet de vérité » disons. À partir du moment où j’écarte toute cette perception « exotique » de ma lecture, la seule chose qui va rester, c’est l’histoire, la force des personnages, la façon dont le roman va être construit, son sujet et son style. Si tout cela tient, sans la béquille d’un certain « réalisme », sans des noms de ville pour « faire espagnol ou italien ou américain ou français » peu importe, ou des noms de personnages idem, ou des descriptions « typiques », voire des monuments identifiables à un pays, des modèles de véhicules et j’en passe… ; si, sans tous ces éléments, qui à mon sens ne sont souvent que des oripeaux, parfois utiles mais pas toujours, le roman m’emporte, les voix me saisissent, alors je tiens quelque chose entre les mains qui, pour moi, à tout le moins, me nourrit. C’est évidemment assez personnel comme ressenti et ça ne signifie pas de ne pas avoir le souci du détail, au contraire même. Il me semble que chaque détail importe toujours dans la fiction, mais cependant donner la marque d’un véhicule par exemple ne va pas forcément apporter quelque chose au texte, voire, parfois, ça peut le desservir. »

Certaines, dans le roman, la plupart même, sont des voix d’outre-tombe, mais ce ne sont pas des fantômes au sens strict, ce ne sont pas tout à fait des disparus. C’est pourquoi j’ai choisi le terme d’« ombres ».

La galerie de personnages


« Les personnages du roman, ce sont d’abord des voix. Souvent, ce qui me vient quand je pense à créer des personnages, ce ne sont pas leurs traits physiques, leurs attitudes, ce n’est pas leur curriculum vitae si l’on veut (ce qu’ils font, ce qu’ils représentent), ce sont leur voix, mais pas la qualité sonore d’une voix, sa tonalité, mais bien plutôt leur voix intérieure. Cette voix-là est un peu toujours la même, puisqu’elle vient de ma propre création intérieure, et un peu toujours autre, puisque chaque personnage lui donne une forme particulière.

Certaines, dans le roman, la plupart même, sont des voix d’outre-tombe, mais ce ne sont pas des fantômes au sens strict, ce ne sont pas tout à fait des disparus. C’est pourquoi j’ai choisi le terme d’« ombres ». Pour moi, ces hommes morts à la guerre, certes ils ne sont plus là concrètement, ils sont absents au monde, mais pourtant ils conservent une présence, ils naviguent dans la mémoire d’autrui, un peu comme s’ils avaient laissé leur ombre derrière eux et que cette ombre continuait de vivre auprès de leur femme, de leur mère ou père, de leur frère ou de leur sœur…

Ce qui m’intéresse souvent dans la mise en perspective d’une vie de manière brève, c’est de caractériser la voix qui va être portée au-devant, de lui donner ce son propre, son humanité propre aussi, avec ses défauts et ses qualités. Par exemple, le lieutenant Leicor est un pur produit de sa classe sociale et son éducation, il se répand sur son amour pour sa femme, certes, mais dans le même temps il tient un discours machiste sans même s’en rendre compte tellement, pour lui, la place des femmes est bien définie dans la société et n’a pas à être pensée autrement ; l’instituteur mobilisé Patmi Frayer a le défaut de ses qualités ; il va chercher à aller au-devant des demandes de ses camarades soldats en écrivant leurs lettres, mais il ne peut s’empêcher de faire du style, d’ajouter des métaphores, là où l’homme qui est censé écrire n’en a cure, et il les trahit en quelque sorte. Dans les vies les plus détaillées, comme celle de Carlus Turnay, on a affaire à un personnage qui se ment à lui-même en permanence, il est d’une absurdité absolue en un sens, sorte d’anti-héros malgré lui, qu’un destin farceur se joue à tourner en bourrique, qui n’est jamais maître de son existence. Toutes ces voix, tous ces fragments de vie, composent, à leur petite échelle, une sorte de chœur antique où à la fois chaque individualité est respectée et où tous « chantent » pourtant le même drame humain. »

À partir du moment où j’écarte toute cette perception « exotique » de ma lecture, la seule chose qui va rester, c’est l’histoire, la force des personnages, la façon dont le roman va être construit, son sujet et son style.

La guerre


« Pour rester dans les “topoï”, des romans ou des films du genre, évidemment ce qu’on met le plus en avant dans la guerre, bien souvent, ce sont les actes héroïques ou les disparitions dramatiques de tel ou tel protagoniste. C’est important bien sûr et on ne peut s’en passer puisque c’est une loi du genre. Pour autant, je ne voulais pas faire un roman de héros ou de pauvres types, je voulais un roman sur les traumas de la guerre, ce qu’elle bouscule certes chez ceux qui y participent en première ligne, mais aussi ce qu’elle révèle chez ceux qui refusent de la vivre ou de la voir, ou qui s’en servent, et chez ceux, ou plutôt chez celles, qui la subissent malgré elles bien qu’elles lui survivent. D’où le parti-pris, dès le départ, de se dire, il faut que les hommes qui meurent soient présents, que leur voix se fasse entendre, mais comme ils meurent ce ne seront que leurs ombres qu’on entendra, comme un murmure en quelque sorte. L’humanité, la voix sonore résonnant dans l’air, celle de la vie « malgré tout », ce sera les femmes qui la porteront, y compris à travers leur silence. Et tous et toutes, on les rencontrera par le biais de leur trauma respectif, dans le présent d’un immédiat après-guerre pour l’enquêteur Siriem Plant, et pour les veuves, mères ou sœurs des combattants, et dans le passé des flash-back des disparus et de ceux du comateux.

Comme dit, le roman est situé dans une époque inconnue, et si cette non situation temporelle n’était pas un désir premier d’écriture mais est venu au fil de la construction du livre, il y avait un point tout à fait volontaire, c’est que rapidement s’est imposée l’idée d’une guerre intemporelle, qui puisse rejouer d’autres guerres, celle de 14-18, mais aussi celle de Corée ou des batailles sur des terrains comme l’ex-Yougoslavie par exemple. J’ai conscience que cela crée une forme de décalage, mais encore une fois ce n’est pas dans un désir d’originalité ni pour volontairement « perdre le lecteur », c’est plutôt pour concentrer la fiction vers l’objet qui m’intéresse ici : les humains dans la guerre. J’avais en tête, à l’époque de la rédaction du roman, qu’on avait beau vivre dans un monde occidental dit civilisé, et dans une modernité qui jouait sur la peur nucléaire pour dissuader les velléités de conflit armé majeur, ça ne nous empêchait pas d’être aussi dans un temps où il pouvait y avoir des centaines de milliers de morts dans un pays (le Rwanda) et cela en faisant usage de simples machettes… Aujourd’hui, la parution du roman arrive alors qu’une nouvelle guerre est déclenchée en Ukraine et, qu’à nouveau, se joue une guerre qui évoque en écho d’autres guerres avant elle. Pure coïncidence. Mais de fait, dans Gueules d’ombre, je mets en scène une guerre de positions, et certains lecteurs ont pu estimer que c’était un peu ridicule à une époque moderne… C’est oublier pourtant que dans le Donbass par exemple, depuis 2014, a lieu un conflit de tranchées, avec des soldats ennemis à cinquante mètres les uns des autres. Cela n’a donc rien d’invraisemblable… et la fiction est ainsi devenue encore plus tristement réaliste désormais. »

Pour aller plus loin

Gueules d’ombre sur le site de La Manufacture de livres

 

5 raisons de lire Gueules d’ombre de Lionel Destremau - Milieu Hostile

5 raisons de lire Gueules d’ombre de Lionel Destremau

Gueules d'ombre - Lionel Destremau - La Manufacture de livres

La sortie de Gueules d’ombre à La Manufacture de livres est l’occasion pour nous de revenir sur cinq points marquants de ce premier roman de Lionel Destremau, qu’il commente.

« Noir, gris, blanc aussi, la couleur compte peu », comme le dit très bien Lionel Destremau au sujet de son roman. Longtemps éditeur, actuel directeur du festival Lire en Poche à Gradignan, l’homme était jusqu’à présent connu pour ses recueils de poésie et sa passion du polar. Il franchit un cap avec cet étrange livre situé dans une époque et un pays inconnus. Une enquête sur un mystérieux soldat dans le coma qui est l’occasion pour l’auteur d’offrir une très belle galerie de personnages et d’explorer les ravages de la guerre.

Gueules d'ombre - Lionel Destremau

Le roman noir


« La question du genre littéraire est à double tranchant. D’un côté de la lame, le « rayonnage »… c’est-à-dire, en définitive, le problème des libraires ou des bibliothécaires : où classer tel bouquin qui n’est pas un thriller ou un polar à intrigue classique, mais qui n’est pas non plus de l’ordre de la littérature dite blanche traditionnelle ou appartenant à d’autres genres… ? Certains choisissent de classer en « noir » avec les polars et les thrillers, d’autres en « blanche »… et se débrouillent pour tenir un discours cohérent dans tel ou tel sens à leur clientèle ou lectorat. Je sais que la question se pose à bien des libraires pour Gueules d’ombre, tout comme elle s’est posée à mon éditeur à La Manufacture de livres. Partant du principe que j’utilisais les codes du roman d’enquête, avec une intrigue à résoudre, un développement pour y arriver, pour simplifier on est restés sur le côté « noir », même si le penchant « littérature générale » existait par ailleurs dans l’équipe. Ce qui est intéressant, à mon sens, dans le roman noir, c’est que la résolution de l’intrigue n’est justement pas le cœur du récit. Certes, le plus souvent, il y a bien une réponse à la question initialement posée, mais ce qui compte ce n’est pas tant le résultat que le cheminement pour y parvenir. Pour moi, et c’est le second côté de la lame, c’est ça le roman noir, un livre qui se construit sur ce qu’il dévoile au fil de sa narration, son univers, sa tonalité, sur son style éventuellement aussi, sur son ou ses sujet(s) enfin, et non pas sur la seule clé d’une énigme à découvrir. Mon rapport au genre est donc là-dedans, dans mes lectures aussi évidemment, même si je passe d’un genre à un autre assez régulièrement. Le roman noir est partout en fait ; évidemment parmi les polars, mais une partie du western relève de ce genre-là, du nature writing aussi, du roman historique ou du roman de guerre, parfois des livres d’anticipation, des uchronies, parfois encore et surtout au sein d’une littérature dite blanche…
Un exemple, parmi des centaines d’autres ? Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme de Cormac McCarthy est un pur roman noir et pourtant la plupart des gens le classe en littérature générale. Alors…le classement, c’est une affaire de libraires, de journalistes, de lecteurs même… mais sans doute pas tant celle de l’auteur, en ce qu’il écrit dans le lieu qui est propice à sa réalisation. Quand je suis dans une volonté analytique, je vais écrire de la critique. Quand je suis plus tourné vers une tension extrême, intérieure, profonde, ce sera de la poésie. Quand je vais être dans un désir de narration, de raconter une histoire, ce sera le roman, noir a priori parce que c’est l’espace dans lequel cette part d’écriture trouve à se mouvoir le mieux aujourd’hui, pour l’instant tout au moins.

Avec Gueules d’ombre, ce que je souhaitais, c’était d’abord écrire un roman donc, un qui soit une sorte de boucle tournant sur elle-même, générant des affects, des histoires, des instants de vie ou de mort.

Et puis dans l’expression « roman noir », il y a deux choses essentielles ; le mot « noir » derrière lequel on va trouver du social, du politique, du rapport au réel, mais aussi le mot « roman » et, à mes yeux, le romanesque prime. Un « roman noir », c’est d’abord un vrai roman, construit, écrit, pensé pour embarquer son lecteur dans une histoire, une intrigue, des personnages, et ensuite, dedans, on y trouvera un regard posé sur un sujet de société, sur un thème particulier, sur un questionnement politique, etc. Si on se focalise d’abord sur le message, sur le discours, sur ce qu’on veut traiter ou dénoncer, en estimant que la façon de le dire, de le faire passer, de le raconter passera en second, alors je crois que c’est commettre une erreur.

Avec Gueules d’ombre, ce que je souhaitais, c’était d’abord écrire un roman donc, un qui soit une sorte de boucle tournant sur elle-même, générant des affects, des histoires, des instants de vie ou de mort, avant de se clore à la manière d’un ouroboros, un serpent qui se mord la queue. Ce qui était essentiel, c’était que la mécanique fonctionne pour servir le propos. Que l’intrigue à double entrée, avec une enquête qui avance d’un côté, et une histoire narrée du passé d’un personnage de l’autre, puissent se poursuivre, se rejoindre, tout en donnant au lecteur l’envie de connaître la suite à chaque fin de chapitre, y compris en appréhendant progressivement que la troisième ligne narrative, celle de la voix des disparus, joue aussi son rôle dans la composition d’ensemble, et permettre de recomposer le puzzle au final, d’écho en écho. Mais l’écueil de ce type de construction un peu complexe, c’est qu’il faut avoir assez de recul quand on la compose pour que le lecteur ne voit pas trop les fils narratifs d’une part, et d’autre part que l’auteur lui-même ne se noie pas dans le canevas à composer au détriment de la fiction ! Je ne sais pas trop d’où est venu ce type de composition, peut-être inspirée d’un vieux souvenir de mes lectures de littérature de montage. »

Lionel Destremau - Gueules d'ombre - La Manufacture de livres
Lionel Destremau © Pascal Ito

Le pays


« La question du territoire s’est posée en même temps que celle de l’époque (j’y reviens donc à la question suivante…). J’avais un choix à faire, soit le roman était situé dans l’espace et dans le temps et par la force des choses il se devait alors d’être inscrit dans l’Histoire, soit je plaçais ma fiction dans une autre fiction comme une poupée russe, une histoire imaginaire dans un lieu lui-même fictif. Le choix a vite été fait, parce que je ne voulais pas me retrouver coincé dans un cadre historique qui s’avérerait très contraignant pour mettre en place un conflit, impliquerait de très nombreux arrière-plans politiques, géographiques, des explications sur les décisions prises à tel ou tel moment, et à mes yeux une forme d’obligation d’une véracité historique qui aurait pesée sur l’ensemble en permanence. Et surtout, en sortant de ce cadre, j’allais plus directement à mon propos, celui d’une guerre « universelle », qui en répète d’autres, puisque dès l’origine, ce « décor » de l’environnement dans lequel allaient naviguer les personnages, devait rester un décor justement, ne pas prendre le pas sur le reste dans une nécessité de reconstitution réaliste. J’ai donc composé une capitale, des villes différentes, éloignées les unes des autres, avec quelques traits spécifiques, quelques lieux tiers, et quand le roman a été terminé dans sa globalité, j’ai tout repris, passage après passage, pour recréer une véritable carte fictive, avec des distances vraisemblables entre chaque lieu par exemple. Enfin, ce pays imaginaire concourrait à une atmosphère générale, le lecteur pouvait s’immerger dans ces lieux sans pour autant en attendre quelque chose de l’ordre d’une reconnaissance (un rappel d’un lieu connu), ou d’une curiosité exotique (la découverte d’un endroit que l’on souhaiterait connaître). »

Je ne voulais pas faire un roman de héros ou de pauvres types, je voulais un roman sur les traumas de la guerre, ce qu’elle bouscule certes chez ceux qui y participent en première ligne, mais aussi ce qu’elle révèle chez ceux qui refusent de la vivre ou de la voir.

L’époque


« Donc, le temps rejoint l’espace dans la fiction. À partir du moment où le lieu était fictif, je n’avais plus aucune obligation quant au temps et je pouvais donc là-aussi utiliser des codes de SF basiques pour continuer de créer le décor de ce « tableau » romanesque. Les patronymes par exemple participent de cette volonté d’un flou artistique qui ne permet pas de s’identifier à une culture en particulier, ce sont des noms ou prénoms qui sont soit tordus (modifiés), soit totalement inventés, soit qui appartiennent à des langues différentes de la nôtre. Cela doit participer à la composition d’une atmosphère générale, dans une sorte de XXe siècle flottant disons, et une vague Mitteleuropa. C’est d’ailleurs très perturbant cette question de la temporalité, parce qu’au moment de la rédaction du roman j’avais plusieurs périodes à l’esprit qui se chevauchaient. Ce qui était nécessaire pour servir la mise en place de l’intrigue, c’était une période où on pouvait circuler (ici en voiture principalement, ou en train), où on pouvait communiquer (par téléphone filaire, mais pas par portable), où on pouvait s’informer (dans des archives papier, voire informatiques, mais pas par le biais d’internet qui n’existe pas). C’est donc un temps alternatif, qui est assez proche de nous pour être vraisemblable et assimilable par le lecteur, dont on peut s’emparer sans difficulté, sans besoin de projection imaginaire importante.

À lire aussi : 5 raisons de lire Luc Baranger

Cela rejoint un des axes qui ont entouré l’écriture de ce livre, il y a longtemps maintenant, en créant un univers assez proche des littératures étrangères. Quand je lis un auteur étranger, je ne cherche pas l’exotisme ou la reconnaissance d’une culture ou d’une civilisation autre. J’accepte dès l’abord tout ce que le romancier me donne, les noms de ville, de personnages, les traits physiques ou les traditions, comme partie intégrante du livre ; je fais confiance au champ romanesque, plutôt que d’y attendre une source factuelle qui serait placée là pour un « effet de vérité » disons. À partir du moment où j’écarte toute cette perception « exotique » de ma lecture, la seule chose qui va rester, c’est l’histoire, la force des personnages, la façon dont le roman va être construit, son sujet et son style. Si tout cela tient, sans la béquille d’un certain « réalisme », sans des noms de ville pour « faire espagnol ou italien ou américain ou français » peu importe, ou des noms de personnages idem, ou des descriptions « typiques », voire des monuments identifiables à un pays, des modèles de véhicules et j’en passe… ; si, sans tous ces éléments, qui à mon sens ne sont souvent que des oripeaux, parfois utiles mais pas toujours, le roman m’emporte, les voix me saisissent, alors je tiens quelque chose entre les mains qui, pour moi, à tout le moins, me nourrit. C’est évidemment assez personnel comme ressenti et ça ne signifie pas de ne pas avoir le souci du détail, au contraire même. Il me semble que chaque détail importe toujours dans la fiction, mais cependant donner la marque d’un véhicule par exemple ne va pas forcément apporter quelque chose au texte, voire, parfois, ça peut le desservir. »

Certaines, dans le roman, la plupart même, sont des voix d’outre-tombe, mais ce ne sont pas des fantômes au sens strict, ce ne sont pas tout à fait des disparus. C’est pourquoi j’ai choisi le terme d’« ombres ».

La galerie de personnages


« Les personnages du roman, ce sont d’abord des voix. Souvent, ce qui me vient quand je pense à créer des personnages, ce ne sont pas leurs traits physiques, leurs attitudes, ce n’est pas leur curriculum vitae si l’on veut (ce qu’ils font, ce qu’ils représentent), ce sont leur voix, mais pas la qualité sonore d’une voix, sa tonalité, mais bien plutôt leur voix intérieure. Cette voix-là est un peu toujours la même, puisqu’elle vient de ma propre création intérieure, et un peu toujours autre, puisque chaque personnage lui donne une forme particulière.

Certaines, dans le roman, la plupart même, sont des voix d’outre-tombe, mais ce ne sont pas des fantômes au sens strict, ce ne sont pas tout à fait des disparus. C’est pourquoi j’ai choisi le terme d’« ombres ». Pour moi, ces hommes morts à la guerre, certes ils ne sont plus là concrètement, ils sont absents au monde, mais pourtant ils conservent une présence, ils naviguent dans la mémoire d’autrui, un peu comme s’ils avaient laissé leur ombre derrière eux et que cette ombre continuait de vivre auprès de leur femme, de leur mère ou père, de leur frère ou de leur sœur…

Ce qui m’intéresse souvent dans la mise en perspective d’une vie de manière brève, c’est de caractériser la voix qui va être portée au-devant, de lui donner ce son propre, son humanité propre aussi, avec ses défauts et ses qualités. Par exemple, le lieutenant Leicor est un pur produit de sa classe sociale et son éducation, il se répand sur son amour pour sa femme, certes, mais dans le même temps il tient un discours machiste sans même s’en rendre compte tellement, pour lui, la place des femmes est bien définie dans la société et n’a pas à être pensée autrement ; l’instituteur mobilisé Patmi Frayer a le défaut de ses qualités ; il va chercher à aller au-devant des demandes de ses camarades soldats en écrivant leurs lettres, mais il ne peut s’empêcher de faire du style, d’ajouter des métaphores, là où l’homme qui est censé écrire n’en a cure, et il les trahit en quelque sorte. Dans les vies les plus détaillées, comme celle de Carlus Turnay, on a affaire à un personnage qui se ment à lui-même en permanence, il est d’une absurdité absolue en un sens, sorte d’anti-héros malgré lui, qu’un destin farceur se joue à tourner en bourrique, qui n’est jamais maître de son existence. Toutes ces voix, tous ces fragments de vie, composent, à leur petite échelle, une sorte de chœur antique où à la fois chaque individualité est respectée et où tous « chantent » pourtant le même drame humain. »

À partir du moment où j’écarte toute cette perception « exotique » de ma lecture, la seule chose qui va rester, c’est l’histoire, la force des personnages, la façon dont le roman va être construit, son sujet et son style.

La guerre


« Pour rester dans les “topoï”, des romans ou des films du genre, évidemment ce qu’on met le plus en avant dans la guerre, bien souvent, ce sont les actes héroïques ou les disparitions dramatiques de tel ou tel protagoniste. C’est important bien sûr et on ne peut s’en passer puisque c’est une loi du genre. Pour autant, je ne voulais pas faire un roman de héros ou de pauvres types, je voulais un roman sur les traumas de la guerre, ce qu’elle bouscule certes chez ceux qui y participent en première ligne, mais aussi ce qu’elle révèle chez ceux qui refusent de la vivre ou de la voir, ou qui s’en servent, et chez ceux, ou plutôt chez celles, qui la subissent malgré elles bien qu’elles lui survivent. D’où le parti-pris, dès le départ, de se dire, il faut que les hommes qui meurent soient présents, que leur voix se fasse entendre, mais comme ils meurent ce ne seront que leurs ombres qu’on entendra, comme un murmure en quelque sorte. L’humanité, la voix sonore résonnant dans l’air, celle de la vie « malgré tout », ce sera les femmes qui la porteront, y compris à travers leur silence. Et tous et toutes, on les rencontrera par le biais de leur trauma respectif, dans le présent d’un immédiat après-guerre pour l’enquêteur Siriem Plant, et pour les veuves, mères ou sœurs des combattants, et dans le passé des flash-back des disparus et de ceux du comateux.

Comme dit, le roman est situé dans une époque inconnue, et si cette non situation temporelle n’était pas un désir premier d’écriture mais est venu au fil de la construction du livre, il y avait un point tout à fait volontaire, c’est que rapidement s’est imposée l’idée d’une guerre intemporelle, qui puisse rejouer d’autres guerres, celle de 14-18, mais aussi celle de Corée ou des batailles sur des terrains comme l’ex-Yougoslavie par exemple. J’ai conscience que cela crée une forme de décalage, mais encore une fois ce n’est pas dans un désir d’originalité ni pour volontairement « perdre le lecteur », c’est plutôt pour concentrer la fiction vers l’objet qui m’intéresse ici : les humains dans la guerre. J’avais en tête, à l’époque de la rédaction du roman, qu’on avait beau vivre dans un monde occidental dit civilisé, et dans une modernité qui jouait sur la peur nucléaire pour dissuader les velléités de conflit armé majeur, ça ne nous empêchait pas d’être aussi dans un temps où il pouvait y avoir des centaines de milliers de morts dans un pays (le Rwanda) et cela en faisant usage de simples machettes… Aujourd’hui, la parution du roman arrive alors qu’une nouvelle guerre est déclenchée en Ukraine et, qu’à nouveau, se joue une guerre qui évoque en écho d’autres guerres avant elle. Pure coïncidence. Mais de fait, dans Gueules d’ombre, je mets en scène une guerre de positions, et certains lecteurs ont pu estimer que c’était un peu ridicule à une époque moderne… C’est oublier pourtant que dans le Donbass par exemple, depuis 2014, a lieu un conflit de tranchées, avec des soldats ennemis à cinquante mètres les uns des autres. Cela n’a donc rien d’invraisemblable… et la fiction est ainsi devenue encore plus tristement réaliste désormais. »

Pour aller plus loin

Gueules d’ombre sur le site de La Manufacture de livres