Tous complices ! : rencontre avec Benoit Marchisio

Benoit Marchisio - Tous complices ! - Les Arènes - livraison vélo

Tous complices ! fut la bonne nouvelle de cette rentrée 2021. Nous avons voulu en savoir plus sur ce roman, publié aux Arènes, qui plonge dans le monde de la livraison de repas en deux roues. Pour cela rencontre avec son auteur, Benoit Marchisio.

Si en 2021 on peut se demander à quoi ressemble le polar, ce roman en est une bonne illustration. En prise avec la réalité, il pose des questions auxquelles il se garde bien de répondre et nous force à réfléchir. Tous complices ! décortique le modèle de livraison de repas à domicile : une envie ? Trois clics, dring-dring, bon appétit. Benoit Marchisio ne fournit ni un essai, ni un documentaire, mais un livre aussi vivant que noir. En un peu moins de 300 pages et quelques personnages majeurs, il nous immerge dans le monde de la nouvelle économie chère à Emmanuel Macron.

Interview avec Benoit Marchisio

Le livre s’ouvre – et ce sera un des fils rouges du roman – avec une peinture glaçante, mais tellement réaliste, du monde des médias… Vous qui travaillez chez France Télévisions depuis quelques années, vous avez un œil acéré, vous nous en parlez ?
La nature de mon travail chez France Télévisions diffère, fort heureusement, de ce que je décris dans le livre ! Et loin de moi l’intention de prendre exemple sur ce que j’ai vu dans les locaux pour parler de l’Antenne, la chaine de télévision dans Tous complices !. Le monde des médias que je décris découle de diverses rencontres et d’anciennes expériences que j’ai pu avoir. Le recours à la pige est connu et débattu dans la presse écrite, mais il est aussi très présent dans celui de l’audiovisuel. Et le fonctionnement de l’Antenne et de l’émission fictive à laquelle je m’intéresse, « Débats », est symptomatique d’un constat qui est global quant à l’évolution de l’information en continu dans le paysage audiovisuel français : la constante recherche du buzz et du clash. Dans un monde qui est régi par l’instant, cette évolution n’est pas seulement heureuse, critiquable ou regrettable, je laisse à chacun le choix dans l’épithète, elle est surtout naturelle. Bousculée par la vitesse des réseaux sociaux en particulier et d’Internet en général, la télévision se doit d’en adopter une partie des codes. Parfois pour le meilleur mais aussi pour le pire. Comme j’écris un roman noir, j’ai décidé de me consacrer au pire.

Un des personnages, Igor, est avocat et va s’intéresser aux loueurs de comptes et autres conditions de travail des livreurs en vélo :

« Il a profité des vacances scolaires, passées en solitaire, pour dévorer toute la littérature disponible sur le sujet, écouter chaque podcast, éplucher chaque tribune et étudier chaque discours syndical se référant un tant soit peu aux enjeux économiques, sociaux et industriels du débarquement, en France, d’une plateforme comme l’Appli. »

Et vous ? D’où est venu ce livre ? Et comment l’avez-vous abordé ?
Je travaillais sur un premier projet avec mon éditeur aux Arènes, Aurélien Masson, aussi fondateur d’EquinoX, la collection où paraît Tous Complices ! Au bout d’un long travail de développement et d’écriture sur un roman à paraître dont l’univers est très différent de celui dont on parle, il me demande si j’ai déjà d’autres idées en tête, et je lui pitche très rapidement ce qui allait devenir Tous Complices ! Il a été séduit par l’idée et il m’a suggéré quelque chose d’un peu fou mais à laquelle j’ai souscrit : stopper notre travail commun et nous lancer dans l’écriture d’un roman noir vif sur cette thématique des livreurs de repas à domicile.
Cette première idée m’est venue d’une double observation. J’étais hyper intéressé par une schizophrénie très contemporaine : on est très enclin à s’indigner des leaks quand ça concerne nos mots de passe Facebook, Playstation ou Gmail, mais lorsqu’il s’agit de donner nos adresses, digicodes, noms et prénoms à des anonymes qu’on entrapercevra quelques secondes, tout de suite, cette pudeur s’évanouit. Et l’autre chose, c’est ma prise de conscience de l’importance du nombre de livreurs présents sur le pavé parisien. Je m’en suis rendu compte à un feu rouge, un jour. Étant moi-même cycliste, j’avais devant moi quatre livreurs à vélo avec chacun un sac carré différent. C’était la première fois que je prenais véritablement conscience de leur présence.
Ça a mûri dans ma tête et le premier squelette de ce qui allait devenir Tous Complices ! a pris forme, et j’en ai parlé à Aurélien à ce moment-là.

Benoit Marchisio - Tous complices ! - Les Arènes - livraison vélo

Les loueurs de comptes sont le triste reflet des théories de maximisation du profit que ne cessent de prêcher les économistes… Qu’en pensez-vous ?
D’une certaine frange d’économistes, ou en tout cas d’une certaine frange de beaucoup de commentateurs de l’économie… Mais en effet, l’idée qu’il faut toujours rationaliser au maximum tend à créer des phénomènes proches de ceux des loueurs de compte. Ce n’est qu’une question d’optimisation. Quand elle n’est pas fiscale, elle peut prendre la forme que je décris.

Tous complices !

Ce « tous complices » résume, effectivement, parfaitement votre livre. Chacun a sa part de responsabilité : l’État qui laisse une telle situation se mettre en place, les plateformes et leurs méthodes, les clients et restaurateurs qui ferment les yeux aussi… Vous nous en dites plus ?
Le « tous complices », c’est avant tout réplique qui sort de la bouche d’un personnage. Et c’est devenu naturellement le titre du livre, après que ma première proposition n’a pas vraiment convaincu Aurélien. C’est surtout l’idée d’engrenage infernal que j’ai voulu signifier avec cette locution. À un moment, si on est tous complices, c’est que plus personne ne l’est, qu’une situation est acceptée et que tout le monde s’en contente, ce qui colle assez bien à l’ambiance et au propos du livre.

La livraison à domicile d’une grande partie des restaurants présents dans les grandes villes, ça n’existait pas il y a 6 ans !

Ce qui m’a aussi marqué, c’est à quel point le terme « complice » est revenu dans le débat public. La gauche est complice des islamistes, la droite est complice des fascistes, les juges sont complices d’un prétendu laxisme… Je vous suggère de taper « tous complices » dans la barre de recherche Twitter, c’est assez effarant. Ça revient comme une manière de clore le débat : de toute façon, ils sont « tous complices », donc c’est perdu.

Mais pour revenir aux liens que vous proposez, et c’est pour ça que je pense que le sujet va plus loin que la simple punchline – je revendique une dose d’ironie à avoir conservé le titre tel qu’il est aujourd’hui – je pense qu’il faut de nouveau se pencher sur cette notion de vitesse. La livraison à domicile d’une grande partie des restaurants présents dans les grandes villes, ça n’existait pas il y a 6 ans ! Ce phénomène s’est imposé extrêmement rapidement, et le législateur, comme les restaurateurs, et d’une certaine manière, les clients et les livreurs, ont été pris de court. Après, pour rattraper une machine lancée à fond, bon courage. Et quand un événement, comme un confinement, ferme votre restaurant et que votre seule option c’est de faire livrer, une fois de plus, on abreuve un monstre, mais la réalité est beaucoup plus complexe.

“Commander un cass’dalle ça reste commander quelqu’un…” – Affiches – Lyon, avril 2021

Ce roman est une illustration parfaite de ce qu’est le polar : vous présentez et révélez des faits, mais sans être moralisateur ou donneur de leçons. Maintenant que nous sommes sortis du livre, que pensez-vous qu’il puisse être fait pour remédier à cette situation ? Requalifier le statut des livreurs en salariés ? Créer des structures horizontales telle Mensakas en Espagne dont le slogan est « mon patron n’est pas un algorithme » ?
Il y a des coopératives qui fleurissent partout en France et c’est génial. C’est un peu la concrétisation ce qu’il se passe avec Lena dans le livre : les livreurs se mettent en commun et rationalisent, ensemble, s’entraident. C’est le futur, je pense. Après, beaucoup de ces groupements sont dans une logique de « dernier kilomètre » et s’attaque à la livraison d’objets, des colis « froids », qu’on peut déposer au cours d’une même tournée. Un repas doit être livré au plus vite : donc impossible de faire plusieurs livraisons en même temps, donc tout prend plus de temps, etc. J’espère qu’il y aura du mieux aussi à ce niveau, car les situations de certains livreurs sont précaires à l’extrême, et certains perdent la vie. C’est une catastrophe humaine et écologique (cf. les scooters, qui prennent le pas sur le vélo). En cela, Mensakas, que je ne connaissais pas, semble être une solution adéquate. Je reprends aussi les termes de Jérôme Pimot, fondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Paris), que j’ai interviewé pour le livre : c’est une question de politique publique. Les scooters ou les cyclistes qui prennent tous les risques pour livrer sont un enjeu urbain. Et quand vous avez des jeunes gens qui ne connaissent que très mal la ville et sont prêts à se mettre en danger pour quelques euros de plus, ou quand les scooters polluent devant les dark kitchen parce qu’ils gardent leurs moteurs allumés, cela devient un problème commun. Et donc politique.

À lire aussi : 5 raisons de… Le Silence selon Manon de Benjamin Fogel

 

Nous n’allons pas tout aborder, aux lecteurs de lire – absolument – ce livre. Parlons d’Abel, sa carte de Paris, ses livraisons millimétrées… comment avez-vous construit ce personnage et son quotidien de livreur ? Car à vous lire on est collé au vélo, aux rues de Paris, aux entrées d’immeubles et digicodes…
J’ai rencontré de nombreux livreurs et échangé longuement avec un certain nombre d’entre eux pour vraiment coller au mieux à la réalité de leur métier. Les sms de l’Appli qu’on trouve dans le roman sont fidèles à 99% à ceux qu’envoie une application de livraison de repas très célèbre à ses « coursiers-partenaires ». Cela m’intéressait de lui donner un « parcours initiatique » et de voir comment non seulement sa connaissance de la ville évoluait, jusqu’à coloniser une partie de son cerveau, mais aussi son physique augmentait (prise de masse, muscles affutés, sens en alerte, etc.). Il devient un rouage de cette application. Il devient liquide, en quelque sorte, et s’insère parfaitement dans la gig economy dont il lubrifie le réseau. Et puis, en arrivant à se « déconnecter », il prend du recul, réfléchit… C’est le pire pour l’Appli !

Et dans votre roman, il y a aussi de beaux personnages féminins : Yass, Lena… parlez-nous d’elles…
Lena est un personnage inventé à 100%, mais c’est celui pour lequel les lecteurs que j’ai pu croiser ont le plus de questions ! L’idée moteur au moment de sa création était d’avoir un personnage qui essaie de créer un infra-monde dans l’infra-monde, un lieu où, malgré la difficulté des rapports sociaux décrits dans le livre, on pourrait, quand même, trouver un peu de lumière. Et puis, elle essaie d’améliorer leur quotidien, dans un mouvement de bonté désintéressée, mais l’Appli est plus forte qu’elle. Pour Yass, c’était un moyen d’entrer dans le monde des médias et de confronter une journaliste qui cherche la normalité, ou en tout cas une forme de stabilité, face à un monde irrationnel.

Pour finir, avec le Covid, tous ces travers se sont multipliés, suivez-vous toujours ce sujet ou êtes-vous « passé à autre chose » pour un autre roman ?
Comme je vous le disais plus haut, mon prochain roman, qui est déjà bien avancé, sera totalement différent. Il se passe au Mexique, en 1866. Mais il y est toujours de question d’une certaine forme de sauvagerie, de désordre et de chaos. Donc, actuellement, je suis entouré de beaucoup de livres d’histoire et d’articles universitaires ! Pourtant, je pense que je vais continuer à me renseigner sur les évolutions du sujet de l’uberisation, bien sûr. Quand on voit les extrêmes que le modèle peut prendre dans des pays comme la Chine ou les États-Unis (je vous conseille le documentaire « Travail à la demande », dispo sur arte.tv), on se dit qu’il y a de quoi rester vigilant.

Pour aller plus loin

Tous complices ! est paru dans la collection EquinoX chez Les Arènes

Un documentaire sur Arte, à voir avant le 13 juin, « Invisibles – Les travailleurs du clic », particulièrement édifiant.
Toujours sur Arte, le documentaire Travail à la demande.
La formidable émission de France Culture, Les Pieds sur terre, avec « Livreurs : le droit du travail en roue libre ».

Et, en amical clin d’œil à nos collègues de Nyctalopes, nous ne saurions conclure cette interview sans musique, alors allons-y pour la livraison à vélo avec Golfech dans le dos :




Tous complices ! : rencontre avec Benoit Marchisio - Milieu Hostile

Tous complices ! : rencontre avec Benoit Marchisio

Benoit Marchisio - Tous complices ! - Les Arènes - livraison vélo

Tous complices ! fut la bonne nouvelle de cette rentrée 2021. Nous avons voulu en savoir plus sur ce roman, publié aux Arènes, qui plonge dans le monde de la livraison de repas en deux roues. Pour cela rencontre avec son auteur, Benoit Marchisio.

Si en 2021 on peut se demander à quoi ressemble le polar, ce roman en est une bonne illustration. En prise avec la réalité, il pose des questions auxquelles il se garde bien de répondre et nous force à réfléchir. Tous complices ! décortique le modèle de livraison de repas à domicile : une envie ? Trois clics, dring-dring, bon appétit. Benoit Marchisio ne fournit ni un essai, ni un documentaire, mais un livre aussi vivant que noir. En un peu moins de 300 pages et quelques personnages majeurs, il nous immerge dans le monde de la nouvelle économie chère à Emmanuel Macron.

Interview avec Benoit Marchisio

Le livre s’ouvre – et ce sera un des fils rouges du roman – avec une peinture glaçante, mais tellement réaliste, du monde des médias… Vous qui travaillez chez France Télévisions depuis quelques années, vous avez un œil acéré, vous nous en parlez ?
La nature de mon travail chez France Télévisions diffère, fort heureusement, de ce que je décris dans le livre ! Et loin de moi l’intention de prendre exemple sur ce que j’ai vu dans les locaux pour parler de l’Antenne, la chaine de télévision dans Tous complices !. Le monde des médias que je décris découle de diverses rencontres et d’anciennes expériences que j’ai pu avoir. Le recours à la pige est connu et débattu dans la presse écrite, mais il est aussi très présent dans celui de l’audiovisuel. Et le fonctionnement de l’Antenne et de l’émission fictive à laquelle je m’intéresse, « Débats », est symptomatique d’un constat qui est global quant à l’évolution de l’information en continu dans le paysage audiovisuel français : la constante recherche du buzz et du clash. Dans un monde qui est régi par l’instant, cette évolution n’est pas seulement heureuse, critiquable ou regrettable, je laisse à chacun le choix dans l’épithète, elle est surtout naturelle. Bousculée par la vitesse des réseaux sociaux en particulier et d’Internet en général, la télévision se doit d’en adopter une partie des codes. Parfois pour le meilleur mais aussi pour le pire. Comme j’écris un roman noir, j’ai décidé de me consacrer au pire.

Un des personnages, Igor, est avocat et va s’intéresser aux loueurs de comptes et autres conditions de travail des livreurs en vélo :

« Il a profité des vacances scolaires, passées en solitaire, pour dévorer toute la littérature disponible sur le sujet, écouter chaque podcast, éplucher chaque tribune et étudier chaque discours syndical se référant un tant soit peu aux enjeux économiques, sociaux et industriels du débarquement, en France, d’une plateforme comme l’Appli. »

Et vous ? D’où est venu ce livre ? Et comment l’avez-vous abordé ?
Je travaillais sur un premier projet avec mon éditeur aux Arènes, Aurélien Masson, aussi fondateur d’EquinoX, la collection où paraît Tous Complices ! Au bout d’un long travail de développement et d’écriture sur un roman à paraître dont l’univers est très différent de celui dont on parle, il me demande si j’ai déjà d’autres idées en tête, et je lui pitche très rapidement ce qui allait devenir Tous Complices ! Il a été séduit par l’idée et il m’a suggéré quelque chose d’un peu fou mais à laquelle j’ai souscrit : stopper notre travail commun et nous lancer dans l’écriture d’un roman noir vif sur cette thématique des livreurs de repas à domicile.
Cette première idée m’est venue d’une double observation. J’étais hyper intéressé par une schizophrénie très contemporaine : on est très enclin à s’indigner des leaks quand ça concerne nos mots de passe Facebook, Playstation ou Gmail, mais lorsqu’il s’agit de donner nos adresses, digicodes, noms et prénoms à des anonymes qu’on entrapercevra quelques secondes, tout de suite, cette pudeur s’évanouit. Et l’autre chose, c’est ma prise de conscience de l’importance du nombre de livreurs présents sur le pavé parisien. Je m’en suis rendu compte à un feu rouge, un jour. Étant moi-même cycliste, j’avais devant moi quatre livreurs à vélo avec chacun un sac carré différent. C’était la première fois que je prenais véritablement conscience de leur présence.
Ça a mûri dans ma tête et le premier squelette de ce qui allait devenir Tous Complices ! a pris forme, et j’en ai parlé à Aurélien à ce moment-là.

Benoit Marchisio - Tous complices ! - Les Arènes - livraison vélo

Les loueurs de comptes sont le triste reflet des théories de maximisation du profit que ne cessent de prêcher les économistes… Qu’en pensez-vous ?
D’une certaine frange d’économistes, ou en tout cas d’une certaine frange de beaucoup de commentateurs de l’économie… Mais en effet, l’idée qu’il faut toujours rationaliser au maximum tend à créer des phénomènes proches de ceux des loueurs de compte. Ce n’est qu’une question d’optimisation. Quand elle n’est pas fiscale, elle peut prendre la forme que je décris.

Tous complices !

Ce « tous complices » résume, effectivement, parfaitement votre livre. Chacun a sa part de responsabilité : l’État qui laisse une telle situation se mettre en place, les plateformes et leurs méthodes, les clients et restaurateurs qui ferment les yeux aussi… Vous nous en dites plus ?
Le « tous complices », c’est avant tout réplique qui sort de la bouche d’un personnage. Et c’est devenu naturellement le titre du livre, après que ma première proposition n’a pas vraiment convaincu Aurélien. C’est surtout l’idée d’engrenage infernal que j’ai voulu signifier avec cette locution. À un moment, si on est tous complices, c’est que plus personne ne l’est, qu’une situation est acceptée et que tout le monde s’en contente, ce qui colle assez bien à l’ambiance et au propos du livre.

La livraison à domicile d’une grande partie des restaurants présents dans les grandes villes, ça n’existait pas il y a 6 ans !

Ce qui m’a aussi marqué, c’est à quel point le terme « complice » est revenu dans le débat public. La gauche est complice des islamistes, la droite est complice des fascistes, les juges sont complices d’un prétendu laxisme… Je vous suggère de taper « tous complices » dans la barre de recherche Twitter, c’est assez effarant. Ça revient comme une manière de clore le débat : de toute façon, ils sont « tous complices », donc c’est perdu.

Mais pour revenir aux liens que vous proposez, et c’est pour ça que je pense que le sujet va plus loin que la simple punchline – je revendique une dose d’ironie à avoir conservé le titre tel qu’il est aujourd’hui – je pense qu’il faut de nouveau se pencher sur cette notion de vitesse. La livraison à domicile d’une grande partie des restaurants présents dans les grandes villes, ça n’existait pas il y a 6 ans ! Ce phénomène s’est imposé extrêmement rapidement, et le législateur, comme les restaurateurs, et d’une certaine manière, les clients et les livreurs, ont été pris de court. Après, pour rattraper une machine lancée à fond, bon courage. Et quand un événement, comme un confinement, ferme votre restaurant et que votre seule option c’est de faire livrer, une fois de plus, on abreuve un monstre, mais la réalité est beaucoup plus complexe.

“Commander un cass’dalle ça reste commander quelqu’un…” – Affiches – Lyon, avril 2021

Ce roman est une illustration parfaite de ce qu’est le polar : vous présentez et révélez des faits, mais sans être moralisateur ou donneur de leçons. Maintenant que nous sommes sortis du livre, que pensez-vous qu’il puisse être fait pour remédier à cette situation ? Requalifier le statut des livreurs en salariés ? Créer des structures horizontales telle Mensakas en Espagne dont le slogan est « mon patron n’est pas un algorithme » ?
Il y a des coopératives qui fleurissent partout en France et c’est génial. C’est un peu la concrétisation ce qu’il se passe avec Lena dans le livre : les livreurs se mettent en commun et rationalisent, ensemble, s’entraident. C’est le futur, je pense. Après, beaucoup de ces groupements sont dans une logique de « dernier kilomètre » et s’attaque à la livraison d’objets, des colis « froids », qu’on peut déposer au cours d’une même tournée. Un repas doit être livré au plus vite : donc impossible de faire plusieurs livraisons en même temps, donc tout prend plus de temps, etc. J’espère qu’il y aura du mieux aussi à ce niveau, car les situations de certains livreurs sont précaires à l’extrême, et certains perdent la vie. C’est une catastrophe humaine et écologique (cf. les scooters, qui prennent le pas sur le vélo). En cela, Mensakas, que je ne connaissais pas, semble être une solution adéquate. Je reprends aussi les termes de Jérôme Pimot, fondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Paris), que j’ai interviewé pour le livre : c’est une question de politique publique. Les scooters ou les cyclistes qui prennent tous les risques pour livrer sont un enjeu urbain. Et quand vous avez des jeunes gens qui ne connaissent que très mal la ville et sont prêts à se mettre en danger pour quelques euros de plus, ou quand les scooters polluent devant les dark kitchen parce qu’ils gardent leurs moteurs allumés, cela devient un problème commun. Et donc politique.

À lire aussi : 5 raisons de… Le Silence selon Manon de Benjamin Fogel

 

Nous n’allons pas tout aborder, aux lecteurs de lire – absolument – ce livre. Parlons d’Abel, sa carte de Paris, ses livraisons millimétrées… comment avez-vous construit ce personnage et son quotidien de livreur ? Car à vous lire on est collé au vélo, aux rues de Paris, aux entrées d’immeubles et digicodes…
J’ai rencontré de nombreux livreurs et échangé longuement avec un certain nombre d’entre eux pour vraiment coller au mieux à la réalité de leur métier. Les sms de l’Appli qu’on trouve dans le roman sont fidèles à 99% à ceux qu’envoie une application de livraison de repas très célèbre à ses « coursiers-partenaires ». Cela m’intéressait de lui donner un « parcours initiatique » et de voir comment non seulement sa connaissance de la ville évoluait, jusqu’à coloniser une partie de son cerveau, mais aussi son physique augmentait (prise de masse, muscles affutés, sens en alerte, etc.). Il devient un rouage de cette application. Il devient liquide, en quelque sorte, et s’insère parfaitement dans la gig economy dont il lubrifie le réseau. Et puis, en arrivant à se « déconnecter », il prend du recul, réfléchit… C’est le pire pour l’Appli !

Et dans votre roman, il y a aussi de beaux personnages féminins : Yass, Lena… parlez-nous d’elles…
Lena est un personnage inventé à 100%, mais c’est celui pour lequel les lecteurs que j’ai pu croiser ont le plus de questions ! L’idée moteur au moment de sa création était d’avoir un personnage qui essaie de créer un infra-monde dans l’infra-monde, un lieu où, malgré la difficulté des rapports sociaux décrits dans le livre, on pourrait, quand même, trouver un peu de lumière. Et puis, elle essaie d’améliorer leur quotidien, dans un mouvement de bonté désintéressée, mais l’Appli est plus forte qu’elle. Pour Yass, c’était un moyen d’entrer dans le monde des médias et de confronter une journaliste qui cherche la normalité, ou en tout cas une forme de stabilité, face à un monde irrationnel.

Pour finir, avec le Covid, tous ces travers se sont multipliés, suivez-vous toujours ce sujet ou êtes-vous « passé à autre chose » pour un autre roman ?
Comme je vous le disais plus haut, mon prochain roman, qui est déjà bien avancé, sera totalement différent. Il se passe au Mexique, en 1866. Mais il y est toujours de question d’une certaine forme de sauvagerie, de désordre et de chaos. Donc, actuellement, je suis entouré de beaucoup de livres d’histoire et d’articles universitaires ! Pourtant, je pense que je vais continuer à me renseigner sur les évolutions du sujet de l’uberisation, bien sûr. Quand on voit les extrêmes que le modèle peut prendre dans des pays comme la Chine ou les États-Unis (je vous conseille le documentaire « Travail à la demande », dispo sur arte.tv), on se dit qu’il y a de quoi rester vigilant.

Pour aller plus loin

Tous complices ! est paru dans la collection EquinoX chez Les Arènes

Un documentaire sur Arte, à voir avant le 13 juin, « Invisibles – Les travailleurs du clic », particulièrement édifiant.
Toujours sur Arte, le documentaire Travail à la demande.
La formidable émission de France Culture, Les Pieds sur terre, avec « Livreurs : le droit du travail en roue libre ».

Et, en amical clin d’œil à nos collègues de Nyctalopes, nous ne saurions conclure cette interview sans musique, alors allons-y pour la livraison à vélo avec Golfech dans le dos :