Interview Frédéric Paulin : La Nuit tombée sur nos âmes

La Nuit tombée sur nos âmes - Frédéric Paulin - Agullo - Gênes 2001 - La guerre est une ruse - Prémices de la chute - La Fabrique de la terreur

Nous avions quitté Frédéric Paulin après une somptueuse trilogie, nous le retrouvons, fidèle à son éditeur Agullo, pour un des meilleurs polars de l’année 2021, un récit sur les sommet et contre-sommet de Gênes en 2001 : La Nuit tombée sur nos âmes.

Après la trilogie Benlazar

Deux petites questions en préambule : comment après la trilogie Benlazar (La guerre est une ruse, Prémices de la chute et La Fabrique de la terreur), une somme aussi intense on arrive à s’en sortir ? Et à retrouver l’énergie et la motivation pour se remettre sur un nouveau projet ?
Frédéric Paulin : Disons que j’ai la chance d’avoir des idées, des sujets sur lesquels je souhaite écrire. Je crains que ça soit le temps qui vienne à manquer, plus que les sujets. J’écris sur d’autres projets depuis la sortie de La nuit tombée sur nos âmes. Et je commence même à me documenter sur deux ou trois choses qui pourraient donner un roman plus tard.

La Nuit tombée sur nos âmes - Frédéric Paulin - Agullo - Gênes 2001 - La guerre est une ruse - Prémices de la chute - La Fabrique de la terreur

Ce roman est le quatrième chez Agullo. Quels liens entretenez-vous avec votre éditeur ?
Ah ! il y a de la confiance et du respect entre moi et mes éditeurs. En tout cas, moi, je leur fais confiance et je les respecte. L’inverse, faut leur demander… Ce qui est certain, c’est que sans Agullo, je n’en serai peut-être pas là. C’est une chose très belle pour un auteur de tomber sur un bon éditeur. C’est peut-être une chose rare, d’ailleurs.

Du coup, nous avons posé la même question à Nadège Agullo, éditrice de Frédéric Paulin : “Fred, c’est l’homme des premières fois chez Agullo :  premier auteur français publié, première meilleure vente de notre (jeune) histoire, première option audiovisuelle, première vente à l’étranger (Italie). La façon dont il mélange fiction et réalité correspond tout à fait à notre esprit éditorial, creuser l’Histoire, la société, la politique mais de façon romanesque.”

La Nuit tombée sur nos âmes

Entrons dans le vif du sujet, votre livre s’ouvre par un extrait de Franco Gabrielli, chef de la police italienne, publié dans La Repubblica le 19 juillet 2017 :
« À Gênes, un nombre incalculable de personnes innocentes ont subi des violences physiques et psychologiques qui les ont marquées à vie. Si aujourd’hui encore, seize ans plus tard, c’est un motif de douleur, de rancœur, de défiance [envers la police], cela signifie que la réflexion n’a pas été suffisante ». Vous nous en dites quelques mots ?
Cet exergue prouve combien les violences qui ont eu lieu à Gênes ont été graves. Si le chef de la police italienne le reconnaît – même seize ans après les faits – c’est donc qu’il s’est passé des choses terribles là-bas, en juillet 2001. Et personnellement, je suis certain qu’il s’est passé des choses terribles. J’en ai vu certaines (les charges de carabiniers sur des gens qui levaient les mains en l’air, qui n’avaient aucune envie de se battre ou de casser des vitrines, des tabassages en règle, des insultes) et j’en ai découvert d’autres (la violente attaque des forces de l’ordre sur l’école Diaz, les actes d’humiliations et de torture sur les prisonniers dans la caserne Bolzaneto et puis le cynisme des dirigeants italiens).

Combien de temps de recherche vous a pris ce livre dense, fouillé, précis et documenté ? Et d’écriture ? Car un des grands intérêts, c’est que jamais on ne « ressent la doc ».
Je me suis beaucoup documenté, c’est vrai. J’écris sur un passé très récent et, d’une certaine manière, mon éthique est de ne pas mentir sur les faits qui se sont déroulés alors. Les victimes, leurs familles, les témoins sont toujours vivants, je ne veux pas les blesser à nouveau en mentant sur l’histoire avec un grand H.

Ce roman n’est pas un tribunal, mais mon ambition, c’est de questionner ce moment et que les lecteurs se questionnent à leur tour. Se questionner, c’est déjà se positionner.

Comment l’avez-vous abordé ?
J’étais présent à Gênes durant ces cinq jours. Ce roman a quelque chose de très intime, c’est finalement un souvenir couché sur papier. La documentation a constitué le socle de ce souvenir.

Nous avons été frappés par cette présentation kaléidoscopique des différents protagonistes qui abordent tout le spectre des gens présents pour ces sommet et contre-sommet. Tout comme par sa construction digne « d’un coup de billard à quatre bandes » comme le dit quelqu’un dans le roman.
Il y a beaucoup de personnages principaux, mais c’était sans doute une volonté (peut-être inconsciente) de multiplier les témoignages pour approcher au plus près la vérité de ce qui s’est passé durant ces jours à Gênes. Le nombre de protagonistes permet donc différents points de vue sur des mêmes scènes et ainsi de réaliser une manière de radioscopie du sommet et du contre-sommet du G8. Devant un tribunal, plus il y a de témoins, plus la vérité pourra apparaître. Ce roman n’est pas un tribunal, mais mon ambition, c’est de questionner ce moment et que les lecteurs se questionnent à leur tour. Se questionner, c’est déjà se positionner.

Votre roman se termine de manière très forte par la journée du 20 juillet et se clôt par la liste de la honte… vous nous en dites plus ?
La journée du 20 juillet, c’est la mort de Carlo Giuliani, un jeune manifestant, tué par balle. Le tireur est un presque aussi jeune carabinier qui n’avait aucune expérience de telles manifestations. Bien sûr, il est coupable de meurtre, mais peut-on dire qu’il est responsable ? Ne sont-ce pas plutôt ses chefs, le gouvernement italien et Silvio Berlusconi, les véritables responsables de la mort de Carlo ? Vous connaissez ma réponse. Quant à l’énumération de certains actes de torture et d’humiliation commis sur des manifestants à la caserne de Bolzaneto, et même si j’ai changé les noms, c’est une liste qui vient des attendus du jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en 2009 et 2010. Mais jamais les peines prononcées contre certains membres des forces de l’ordre ou responsables politiques n’ont été effectuées. Les vrais responsables de ces horreurs n’ont jamais payé…

On voit comment ce sommet va marquer tout le monde, à des degrés divers : « Comment dire ? tente-t-elle, son regard perçant braqué sur lui. Tout ça, Gênes, ces connards de flics, ça va nous séparer de nous-mêmes. Je ne sais pas ce qu’on va y laisser, mais c’est une partie de nous qu’on laissera ici ».
Oui, moi j’y ai laissé quelque chose à Gênes. Ma jeunesse ? Une naïveté ? C’est difficile à dire. Mais je crois que les 500 000 personnes qui sont allées à Gênes n’en sont pas revenues identiques.

À lire aussi : Interview avec Frédéric Paulin : le terrorisme en triptyque (2019)

La place de la fiction

Genovéfa, la journaliste, qui se retrouve au cœur du mouvement, qui ne va rien pouvoir en publier, qui se demande quoi faire de toute la matière accumulée et à qui on répond « Garde-les. Un jour tu en feras quelque chose. Un bouquin, va savoir… » C’est là le pouvoir du romancier, non ?
Disons que je crois que le roman a cette capacité de convoquer devant le tribunal des lecteurs (tout ça entre guillemets, hein) des faits, des évènements et s’il le faut des individus. Le roman n’est pas que cela, mais il peut être engagé, il peut être à charge, il peut faire œuvre de mémoire aussi. Le roman est un art au temps long : l’écrire est long, le lire est long aussi. Ce temps est parfois nécessaire pour se souvenir et se faire une idée d’une situation précise. Mais je ne suis pas journaliste, historien ou même juge, je suis romancier.

Je crois que les 500 000 personnes qui sont allées à Gênes n’en sont pas revenues identiques.

La comparaison avec le travail de Dominique Manotti peut sembler rapide – mais élogieuse à notre goût – tant par la façon d’aborder l’histoire que par celle de mettre les personnages en place. Elle nous confiait : « Lorsque j’écris mes romans, les personnages historiques ne sont pas les personnages principaux. Par exemple dans Rackets, le personnage du patron d’Alsthom est très secondaire dans le roman, il n’apparaît que de temps à autre. Le personnage principal, c’est son conseiller. Conseiller privé qui n’existe pas. C’est un personnage que j’invente. » Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à faire d’accord avec Dominique. Mes personnages fictifs, ce sont eux qui disent ce que je pense. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux, mais je sais qu’ils font et disent ce que je leur fais faire. Ainsi, les personnages ayant réellement existé ne diront que ce qu’ils ont dit, ne feront que ce qu’ils ont fait, mes personnages fictifs, eux, me permettent d’exprimer mon point de vue. Et puis, ils ont leurs vies propres, leurs peines de cœur, leurs casseroles à traîner, ces histoires permettent aux lecteurs de se lancer dans une histoire, bien réelle celle-là, qui est parfois dure à avaler parce qu’horrible. Le lecteur peut se raccrocher à la bouée de la fiction.

Politique et violence

On voit très nettement les divisions dans le camp de la contestation, « il y a trois grands courants irréconciliables : ceux en faveur des actions pacifiques, ceux qui, comme les Tute Bianche, sont pour opposer une violence symbolique au pouvoir et aux flics, et ceux qui veulent tout péter pour que tout s’enflamme : le black bloc. » Vous nous en dites quelques mots ?
Un tel mouvement d’opposition, si grand et qui a agrégé, à Gênes, des groupes qui se situaient sur un spectre politique large (il y avait des autonomes, des anarchistes, des trotskistes, des communistes, certes, mais aussi des gens proches de la gauche parlementaire, Attac par exemple, et même des organisations chrétiennes) ne peuvent pas rester proches longtemps. C’est d’ailleurs la grande réussite de Berlusconi et des tenants de la mondialisation que d’avoir réussi à casser ce vaste rassemblement. Ils l’ont cassé physiquement et puis politiquement. Et puis souvenez-vous, deux mois après Gênes, c’était le 11 septembre 2001 et là, il a été décidé qu’on passé aux choses sérieuses : un conflit de civilisation venait, paraît-il. En tout cas, nos conneries de gauchistes, on s’en est foutu. La mémoire de Gênes a disparu à cause du 11 septembre 2001 aussi.

« Gênes, c’est le plus grand rassemblement altermondialiste jamais vu, mais si tu veux mon avis, c’est le dernier ». Dernier, peut-être pas, et heureusement, mais on voit toutes les lois passées pour briser ces mouvements de contestation.
Questionner l’histoire, et plus encore une histoire récente de vingt ans, c’est questionné le présent. La manière dont les Italiens ont organisé le maintien de l’ordre à Gênes est sans doute les prémices du maintien de l’ordre comme on le voit aujourd’hui. En ce qui nous concerne, en France, le mouvement des Gilets jaunes a prouvé que l’ont pouvait désormais, en allant manifester, perdre un œil, perdre une main, se faire tabasser ou même mourir. Et finalement, si ça choque, ça n’étonne plus personne.

Des choses à rajouter ?
Contre cette violence, je ne sais pas trop ce que l’on peut faire. Peut-être lire, se documenter, le savoir est une arme contre la brutalité, et surtout la brutalité systémique d’un état ou d’un groupe dominant. Je reste persuadé qu’on ne peut penser sans connaissance. D’où la nécessité du roman et de la littérature.

Pour aller plus loin

La trilogie Benlazar : La guerre est une ruse (2018), Prémices de la chute (2019), La Fabrique de la terreur (2020) tous édités chez Agullo, puis en Folio (le dernier annoncé pour 2022).

La Nuit tombée sur nos âmes, Agullo, 2021.

Interview Frédéric Paulin : La Nuit tombée sur nos âmes - Milieu Hostile

Interview Frédéric Paulin : La Nuit tombée sur nos âmes

La Nuit tombée sur nos âmes - Frédéric Paulin - Agullo - Gênes 2001 - La guerre est une ruse - Prémices de la chute - La Fabrique de la terreur

Nous avions quitté Frédéric Paulin après une somptueuse trilogie, nous le retrouvons, fidèle à son éditeur Agullo, pour un des meilleurs polars de l’année 2021, un récit sur les sommet et contre-sommet de Gênes en 2001 : La Nuit tombée sur nos âmes.

Après la trilogie Benlazar

Deux petites questions en préambule : comment après la trilogie Benlazar (La guerre est une ruse, Prémices de la chute et La Fabrique de la terreur), une somme aussi intense on arrive à s’en sortir ? Et à retrouver l’énergie et la motivation pour se remettre sur un nouveau projet ?
Frédéric Paulin : Disons que j’ai la chance d’avoir des idées, des sujets sur lesquels je souhaite écrire. Je crains que ça soit le temps qui vienne à manquer, plus que les sujets. J’écris sur d’autres projets depuis la sortie de La nuit tombée sur nos âmes. Et je commence même à me documenter sur deux ou trois choses qui pourraient donner un roman plus tard.

La Nuit tombée sur nos âmes - Frédéric Paulin - Agullo - Gênes 2001 - La guerre est une ruse - Prémices de la chute - La Fabrique de la terreur

Ce roman est le quatrième chez Agullo. Quels liens entretenez-vous avec votre éditeur ?
Ah ! il y a de la confiance et du respect entre moi et mes éditeurs. En tout cas, moi, je leur fais confiance et je les respecte. L’inverse, faut leur demander… Ce qui est certain, c’est que sans Agullo, je n’en serai peut-être pas là. C’est une chose très belle pour un auteur de tomber sur un bon éditeur. C’est peut-être une chose rare, d’ailleurs.

Du coup, nous avons posé la même question à Nadège Agullo, éditrice de Frédéric Paulin : “Fred, c’est l’homme des premières fois chez Agullo :  premier auteur français publié, première meilleure vente de notre (jeune) histoire, première option audiovisuelle, première vente à l’étranger (Italie). La façon dont il mélange fiction et réalité correspond tout à fait à notre esprit éditorial, creuser l’Histoire, la société, la politique mais de façon romanesque.”

La Nuit tombée sur nos âmes

Entrons dans le vif du sujet, votre livre s’ouvre par un extrait de Franco Gabrielli, chef de la police italienne, publié dans La Repubblica le 19 juillet 2017 :
« À Gênes, un nombre incalculable de personnes innocentes ont subi des violences physiques et psychologiques qui les ont marquées à vie. Si aujourd’hui encore, seize ans plus tard, c’est un motif de douleur, de rancœur, de défiance [envers la police], cela signifie que la réflexion n’a pas été suffisante ». Vous nous en dites quelques mots ?
Cet exergue prouve combien les violences qui ont eu lieu à Gênes ont été graves. Si le chef de la police italienne le reconnaît – même seize ans après les faits – c’est donc qu’il s’est passé des choses terribles là-bas, en juillet 2001. Et personnellement, je suis certain qu’il s’est passé des choses terribles. J’en ai vu certaines (les charges de carabiniers sur des gens qui levaient les mains en l’air, qui n’avaient aucune envie de se battre ou de casser des vitrines, des tabassages en règle, des insultes) et j’en ai découvert d’autres (la violente attaque des forces de l’ordre sur l’école Diaz, les actes d’humiliations et de torture sur les prisonniers dans la caserne Bolzaneto et puis le cynisme des dirigeants italiens).

Combien de temps de recherche vous a pris ce livre dense, fouillé, précis et documenté ? Et d’écriture ? Car un des grands intérêts, c’est que jamais on ne « ressent la doc ».
Je me suis beaucoup documenté, c’est vrai. J’écris sur un passé très récent et, d’une certaine manière, mon éthique est de ne pas mentir sur les faits qui se sont déroulés alors. Les victimes, leurs familles, les témoins sont toujours vivants, je ne veux pas les blesser à nouveau en mentant sur l’histoire avec un grand H.

Ce roman n’est pas un tribunal, mais mon ambition, c’est de questionner ce moment et que les lecteurs se questionnent à leur tour. Se questionner, c’est déjà se positionner.

Comment l’avez-vous abordé ?
J’étais présent à Gênes durant ces cinq jours. Ce roman a quelque chose de très intime, c’est finalement un souvenir couché sur papier. La documentation a constitué le socle de ce souvenir.

Nous avons été frappés par cette présentation kaléidoscopique des différents protagonistes qui abordent tout le spectre des gens présents pour ces sommet et contre-sommet. Tout comme par sa construction digne « d’un coup de billard à quatre bandes » comme le dit quelqu’un dans le roman.
Il y a beaucoup de personnages principaux, mais c’était sans doute une volonté (peut-être inconsciente) de multiplier les témoignages pour approcher au plus près la vérité de ce qui s’est passé durant ces jours à Gênes. Le nombre de protagonistes permet donc différents points de vue sur des mêmes scènes et ainsi de réaliser une manière de radioscopie du sommet et du contre-sommet du G8. Devant un tribunal, plus il y a de témoins, plus la vérité pourra apparaître. Ce roman n’est pas un tribunal, mais mon ambition, c’est de questionner ce moment et que les lecteurs se questionnent à leur tour. Se questionner, c’est déjà se positionner.

Votre roman se termine de manière très forte par la journée du 20 juillet et se clôt par la liste de la honte… vous nous en dites plus ?
La journée du 20 juillet, c’est la mort de Carlo Giuliani, un jeune manifestant, tué par balle. Le tireur est un presque aussi jeune carabinier qui n’avait aucune expérience de telles manifestations. Bien sûr, il est coupable de meurtre, mais peut-on dire qu’il est responsable ? Ne sont-ce pas plutôt ses chefs, le gouvernement italien et Silvio Berlusconi, les véritables responsables de la mort de Carlo ? Vous connaissez ma réponse. Quant à l’énumération de certains actes de torture et d’humiliation commis sur des manifestants à la caserne de Bolzaneto, et même si j’ai changé les noms, c’est une liste qui vient des attendus du jugement rendu par la Cour européenne des droits de l’homme en 2009 et 2010. Mais jamais les peines prononcées contre certains membres des forces de l’ordre ou responsables politiques n’ont été effectuées. Les vrais responsables de ces horreurs n’ont jamais payé…

On voit comment ce sommet va marquer tout le monde, à des degrés divers : « Comment dire ? tente-t-elle, son regard perçant braqué sur lui. Tout ça, Gênes, ces connards de flics, ça va nous séparer de nous-mêmes. Je ne sais pas ce qu’on va y laisser, mais c’est une partie de nous qu’on laissera ici ».
Oui, moi j’y ai laissé quelque chose à Gênes. Ma jeunesse ? Une naïveté ? C’est difficile à dire. Mais je crois que les 500 000 personnes qui sont allées à Gênes n’en sont pas revenues identiques.

À lire aussi : Interview avec Frédéric Paulin : le terrorisme en triptyque (2019)

La place de la fiction

Genovéfa, la journaliste, qui se retrouve au cœur du mouvement, qui ne va rien pouvoir en publier, qui se demande quoi faire de toute la matière accumulée et à qui on répond « Garde-les. Un jour tu en feras quelque chose. Un bouquin, va savoir… » C’est là le pouvoir du romancier, non ?
Disons que je crois que le roman a cette capacité de convoquer devant le tribunal des lecteurs (tout ça entre guillemets, hein) des faits, des évènements et s’il le faut des individus. Le roman n’est pas que cela, mais il peut être engagé, il peut être à charge, il peut faire œuvre de mémoire aussi. Le roman est un art au temps long : l’écrire est long, le lire est long aussi. Ce temps est parfois nécessaire pour se souvenir et se faire une idée d’une situation précise. Mais je ne suis pas journaliste, historien ou même juge, je suis romancier.

Je crois que les 500 000 personnes qui sont allées à Gênes n’en sont pas revenues identiques.

La comparaison avec le travail de Dominique Manotti peut sembler rapide – mais élogieuse à notre goût – tant par la façon d’aborder l’histoire que par celle de mettre les personnages en place. Elle nous confiait : « Lorsque j’écris mes romans, les personnages historiques ne sont pas les personnages principaux. Par exemple dans Rackets, le personnage du patron d’Alsthom est très secondaire dans le roman, il n’apparaît que de temps à autre. Le personnage principal, c’est son conseiller. Conseiller privé qui n’existe pas. C’est un personnage que j’invente. » Qu’en pensez-vous ?
Je suis tout à faire d’accord avec Dominique. Mes personnages fictifs, ce sont eux qui disent ce que je pense. Je ne suis pas toujours d’accord avec eux, mais je sais qu’ils font et disent ce que je leur fais faire. Ainsi, les personnages ayant réellement existé ne diront que ce qu’ils ont dit, ne feront que ce qu’ils ont fait, mes personnages fictifs, eux, me permettent d’exprimer mon point de vue. Et puis, ils ont leurs vies propres, leurs peines de cœur, leurs casseroles à traîner, ces histoires permettent aux lecteurs de se lancer dans une histoire, bien réelle celle-là, qui est parfois dure à avaler parce qu’horrible. Le lecteur peut se raccrocher à la bouée de la fiction.

Politique et violence

On voit très nettement les divisions dans le camp de la contestation, « il y a trois grands courants irréconciliables : ceux en faveur des actions pacifiques, ceux qui, comme les Tute Bianche, sont pour opposer une violence symbolique au pouvoir et aux flics, et ceux qui veulent tout péter pour que tout s’enflamme : le black bloc. » Vous nous en dites quelques mots ?
Un tel mouvement d’opposition, si grand et qui a agrégé, à Gênes, des groupes qui se situaient sur un spectre politique large (il y avait des autonomes, des anarchistes, des trotskistes, des communistes, certes, mais aussi des gens proches de la gauche parlementaire, Attac par exemple, et même des organisations chrétiennes) ne peuvent pas rester proches longtemps. C’est d’ailleurs la grande réussite de Berlusconi et des tenants de la mondialisation que d’avoir réussi à casser ce vaste rassemblement. Ils l’ont cassé physiquement et puis politiquement. Et puis souvenez-vous, deux mois après Gênes, c’était le 11 septembre 2001 et là, il a été décidé qu’on passé aux choses sérieuses : un conflit de civilisation venait, paraît-il. En tout cas, nos conneries de gauchistes, on s’en est foutu. La mémoire de Gênes a disparu à cause du 11 septembre 2001 aussi.

« Gênes, c’est le plus grand rassemblement altermondialiste jamais vu, mais si tu veux mon avis, c’est le dernier ». Dernier, peut-être pas, et heureusement, mais on voit toutes les lois passées pour briser ces mouvements de contestation.
Questionner l’histoire, et plus encore une histoire récente de vingt ans, c’est questionné le présent. La manière dont les Italiens ont organisé le maintien de l’ordre à Gênes est sans doute les prémices du maintien de l’ordre comme on le voit aujourd’hui. En ce qui nous concerne, en France, le mouvement des Gilets jaunes a prouvé que l’ont pouvait désormais, en allant manifester, perdre un œil, perdre une main, se faire tabasser ou même mourir. Et finalement, si ça choque, ça n’étonne plus personne.

Des choses à rajouter ?
Contre cette violence, je ne sais pas trop ce que l’on peut faire. Peut-être lire, se documenter, le savoir est une arme contre la brutalité, et surtout la brutalité systémique d’un état ou d’un groupe dominant. Je reste persuadé qu’on ne peut penser sans connaissance. D’où la nécessité du roman et de la littérature.

Pour aller plus loin

La trilogie Benlazar : La guerre est une ruse (2018), Prémices de la chute (2019), La Fabrique de la terreur (2020) tous édités chez Agullo, puis en Folio (le dernier annoncé pour 2022).

La Nuit tombée sur nos âmes, Agullo, 2021.