Interview Marin Ledun : du fric et des clopes

Marin Ledun - Leur âme au diable - Série Noire - tabac - Milieu Hostile

Avec Leur âme au diable, paru à la Série Noire, c’est un « retour aux fondamentaux, du noir politique et social », comme l’écrit Marin Ledun. Il y explore les arcanes méchamment nicotinées de l’industrie du tabac.

Avant d’entrer dans le vif du roman, question préliminaire : comment s’est passée cette année d’écrivain sans rencontres culturelles ?
Solitaire et déprimante. J’ai pris la mesure de l’importance de ces moments de rencontres dans les festivals littéraires, en médiathèque ou dans des établissements scolaires. Ces rencontres m’ont terriblement manqué, et je salue ici le travail de certains organisateurs d’évènements culturels qui ont maintenu des formes hybrides de rencontre malgré tout, ainsi que la pugnacité de mon éditrice qui m’a soutenu et relancé en continu. Il m’a fallu six mois pour me remettre à lire, et trois de plus pour retrouver enfin le chemin de l’écriture.

Et comment voyez-vous cette sortie de roman sans moyen d’aller à la rencontre du public ?
Les choses évoluent depuis le début de l’année. Ces rencontres manquent à tout le monde. Ça frémit, ça bouillonne, ça organise, ça jongle entre interdits et envie de créer du lien. Des festivals préparent la riposte, des passionnés de polar rusent. Bref, mon agenda se remplit pour la sortie du roman, et même si nous sommes loin de la densité habituelle, je dois dire que le désert de 2020 est loin derrière.

Quel imaginaire collectif suffisamment puissant peut-il aujourd’hui pousser des individus à fumer des cigarettes dont on sait avec certitude qu’elles tuent un consommateur sur deux ?

Leur âme au diable, le retour au noir

Après un diptyque familio-humoristique (Salut à toi ô mon frère et La Vie en rose), vous replongez dans le noir avec cette exploration du monde des cigarettiers. D’où vous est venue cette idée ?
Un constat assez simple, autour de cette idée de « fabrique de l’ignorance » et de mécanique de la persuasion de masse propre à l’industrie en général et à toute forme de totalitarisme économique et politique : quel imaginaire collectif suffisamment puissant peut-il aujourd’hui pousser des individus à fumer des cigarettes dont on sait avec certitude qu’elles tuent un consommateur sur deux ? Dit autrement, comment, de façon très concrète, se fabrique l’envie et la dépendance à un produit défectueux et mortel ? Voilà la question de départ.

Marin Ledun - Leur âme au diable - Série Noire - Tabac - Milieu Hostile

Vous écrivez « L’histoire que nous nous proposons de raconter à la presse et aux parlementaires européens est originale, divertissante et pleine de rebondissements, mais elle repose sur du vent ». Mais dans Leur âme au diable, ce n’est pas le cas, on sent une documentation à tout épreuve… Comment avez-vous travaillé entre sa synthèse et l’écriture ?
Vaste question. Le point de départ de toute documentation, c’est la littérature disponible dans la presse, les médias en général, les blogs d’information et de désinformation, les minutes des multiples procès qui touchent à l’industrie du tabac, les revues spécialisées (buralistes, agriculteurs), les articles scientifiques sur les effets du tabac, de la nicotine, la masse phénoménale de publicités, de supports commerciaux pro-tabac, les campagne antitabac menées par divers organismes publics ou associatifs, les services de prévention de la CPAM, les politiques publiques antitabac, les Plan Cancer 1 et 2, etc. L’ensemble de cette littérature abondante, riche, éparse, forme une sorte de Grand Récit dont le tabac est le protagoniste.

Un Grand Récit imaginaire qui nous vend, en vrac, les vertus et les méfaits du tabac, et qui s’efforce, depuis plus d’un siècle, d’effacer tout ce qu’il pourrait y avoir de négatif autour de cet objet de consommation en s’accaparant toutes les grandes valeurs positives de notre époque consumériste : émancipation des femmes, liberté adolescente, règne du « cool », indépendance d’esprit, jouissance immédiate, etc. Au mépris du scandale sanitaire que représente la cigarette. Ce Grand Récit, c’est comme une histoire en soi. Une espèce de fiction organisée par l’industrie du tabac pour que nous achetions son produit. Et cela fonctionne ! Malgré les lois anti-tabac, la loi Evin, l’interdiction de la publicité, la prévention, les avertissements sordides sur les paquets de cigarette, les chiffres du cancer, les morts, etc. J’ai donc décidé de me concentrer sur ce Grand Récit imaginaire « positif » et de prendre l’exact contre-pied : raconter la façon dont cela fonctionne à l’aide d’une fiction, partant du principe que la fiction que j’écrirai a de fortes chances d’être plus proche de la réalité que cette fiction que nous vend les cigarettiers depuis un siècle.

Question à laquelle vous allez me répondre « je ne sais pas » mais comment avez-vous réussi à amasser autant de doc sans que ça se sente dans le roman tellement tout est fluide ?
Je sais. C’est un travail d’artisan qui consiste à revoir chaque chapitre, chaque paragraphe, chaque phrase, pendant l’écriture, pour que tout élément de documentation soit intégré dans l’action de mes personnages. C’est très roman noir, comme méthode, très behavioriste. C’est le point de départ du roman : au lieu d’expliquer longuement que l’ammoniac sert à rendre les cigarettes plus sucrées, donc à augmenter la dépendance, j’organise le braquage de deux camions-citernes d’ammoniac. Une scène d’action « visuelle » vaut tous les discours. L’industrie du tabac paie des lobbyistes pour influencer les politiques à voter les lois qui l’arrange, c’est un travail lent et fastidieux, pourquoi ne pas monter dans le roman une scène où un lobbyiste, David Bartels, échange avec un député, tout simplement. Cela permet de démystifier leurs méthodes et de les montrer dans leur réalité nue. Chaque élément de documentation, le plus anecdotique soit-il, devient alors un élément de décor d’une scène.

À lire aussi : Jeux d’influence : les lobbyistes en série

 

Le personnage principal est Bartels, dont la réussite « par tous les moyens » est réellement impressionnante : comment avez-vous fait pour retracer un parcours si réaliste ? On a vraiment l’impression d’être à ses côté et on ne peut être que bluffé par ses idées – aussi répugnantes soient-elles.
Ses idées sont celles qui régissent l’industrie du lobbying, du marketing et du commerce en général, dans des grands groupes internationaux comme peuvent l’être les industriels du tabac. Son parcours est typique de ceux des hommes et des femmes qui, comme lui, ont été formés à l’école de la République, ont fréquenté les établissements qui forment l’élite, et qui, à partir des années 80, de façon symptomatique, ont trahi la République qui les a formés pour travailler dans le privé, plus rémunérateur. Bartels est le symptôme de la financiarisation de l’économie, des changements de paradigme dans l’entreprise, de la montée en puissance du Client-roi, de la désormais toute puissance des services marketing dans l’industrie et de la perte de contrôle progressive de l’État sur tous ces mécanismes. Bien sûr, David Bartels n’existe pas, je ne l’ai pas rencontré. Pourtant, ils sont des centaines, des milliers comme lui.

Mais il n’y a pas que lui. Le roman est porté par une dizaine de personnages très forts, comment les avez-vous construits ?
Ils sont très exactement neuf. Une fois établie l’intrigue autour du braquage des deux camions-citernes d’ammoniac, j’ai établi une longue liste de personnages-clefs me permettant de décrire les aspects criminels de l’industrie du tabac dans ma fiction. J’en ai finalement retenu neuf, un lobbyiste, un directeur commercial, un commercial de terrain, un mercenaire, une femme d’affaires, une secrétaire reconvertie en umbrella-girl, une employée de la Caisse Primaire d’assurance maladie, et deux flics, l’un travaillant à la Brigade financière de Nanterre et l’autre, un simple OPJ enquêtant sur les réseaux de prostitution. Chacun de ses personnages incarne l’un des aspects de l’industrie du tabac de ma fiction.

On sent aussi une volonté de « datation » pour ce roman qui se déroule entre 1986 et 2007 avec les raviolis Panzani, le TGV orange, Claude Sérillon…
La fin des années 80, c’est ce moment où la société semble se réveiller sur le sujet du tabac. La loi Evin est en germe, la tragédie du SIDA a révélé les failles de notre système de santé et éveillé les consciences, l’écologie devient un thème politique majeur des campagnes, le souci de la santé, du bien-être, le sport pour tous, l’explosion des magasins dédiés à la vente de produits pour faire de l’exercice ou prendre soin de son corps, les salles de fitness made in America débarquent en Europe, les golden boys à la Bernard Tapie, le culte de la réussite individuelle, etc. Il y a une sorte de paradoxe schizophrénique qui s’installe : fumer est mauvais pour la santé ET fumer, c’est cool.

Le marketing des industriels du tabac doit se réinventer, de même que leurs armées d’avocats. C’est un moment charnière en Europe pour leur secteur. Leur force est de bien percevoir les changements sociaux, les systèmes de valeurs sociales qui évoluent, les interdictions en même temps que les tendances, et donc de s’y adapter pour continuer à vendre. Ce sont des pionniers dans le domaine, depuis toujours. Bien sûr, ils ne cherchent qu’à vendre leur produit, mais en même temps, ils nous parlent d’une époque. Ils ne Nos fantastiques années fric - Dominique Manotti - Marin Ledun - Leur âme au diable sont pas déconnectés du monde, ils contribuent à le façonner mais ils doivent aussi le subir et s’y adapter. C’est aussi la fin d’une époque, celle où l’État français offrait des cartouches de cigarettes à ceux qui faisaient leur service militaire, celle où les élèves de primaire fabriquaient des cendriers en terre cuite pour la fête des pères, celle où les stars du cinéma fumaient sans entrave dans les films, celle où les usines de la SEITA en France tournaient à plein régime. Une période passionnante s’ouvre. Passionnante à explorer d’un point de vue romanesque. Au-delà, bien au-delà de l’industrie du tabac. Et le roman noir des années 80 – 90 ne s’y est pas trompé. Je pense notamment au travail de l’écrivaine Dominique Manotti dans Sombre sentier ou Nos fantastiques années fric ou Aux derniers jours d’un homme de Pascal Dessaint.

Quelques thèmes de Leur âme au diable

« L’argent roi », quoi qu’il arrive, l’industrie du tabac enregistre des profits phénoménaux.
Tout à fait. Et devient aussi, c’est le revers de la médaille, un formidable collecteur d’impôts pour l’État, à travers les taxes sur les produits cigarettiers et sur l’alcool. Une ère de cynisme et d’impuissance politique s’ouvre désormais. Le tabac tue, c’est désormais officiel, mais le tabac est aussi un acteur économique incontournable, puissant, qui rapporte des milliards en taxes aux Etats et qui lui en coûte dix fois plus en frais de santé. Tout ce monde d’injonctions paradoxales va désormais apprendre à cohabiter. Encore une fois, on nage en plein paradoxe. Et on en arrive à un point où, le 16 mars 2020, au début d’une pandémie mondiale qui affecte les capacités pulmonaires des individus, au moment où la France confine la population, seuls les supermarchés et les buralistes resteront ouverts, et où vont émerger, dans la presse, des pseudos études scientifiques vantant les bienfaits de la nicotine afin de se prémunir de la Covid-19. Cela en dit long sur le pouvoir de cette industrie.

À lire aussi : Ils ont voulu nous civiliser de Marin Ledun

 

« Le marketing, qui est devenu un outil indispensable pour promouvoir nos produits, se nourrit de deux choses, le sexe et la peur ».
Rien de nouveau sur le soleil. La cigarette comme extension phallique est l’un des moteurs de la publicité pour le tabac et de la publicité en général. Et la peur parce qu’avec la certitude que fumer tue un fumeur sur deux, l’équation a désormais une nouvelle donnée. L’un des axes communicationnels des tabagistes sera désormais de désigner le nouvel interdit à braver. Une nouvelle version marketing de la dernière cigarette du condamné.

On voit la partie légale de l’industrie du tabac et surtout l’illégale qui donne le tournis par son ampleur…
Je conseille sur ce thème la lecture de la bible du genre, Golden Holocaust – La conspiration des industriels du tabac de Robert N. Proctor, publié en 2011 pour la première fois. Il y décrypte très bien tous ces mécanismes à l’œuvre.

Et qui passe par la route de la nicotine…
La route de la nicotine est une image que j’ai développée pour rendre plus clair les mécanismes de mondialisation de l’industrie du tabac. J’ignore si elle existe en l’état. Il s’agit d’une image romanesque. Encore une fois, Leur âme au diable est une fiction. Qui vient se superposer à une autre fiction, celle que l’industrie du tabac raconte depuis des décennies au fumeur avant qu’il fume sa première cigarette et devienne accro à la nicotine.

On s’arrêtera là car en dire plus en dévoilerait trop… Nous finirons par l’argumentaire presse de votre roman où il est indiqué : « À noter : 31 mai, journée mondiale sans tabac ». Ça fait sourire, cette journée, quand on voit à qui profite tout ça, non ?
L’industrie du tabac ne souhaite pas la mort de ses consommateurs, elle ne cherche à qu’à leur vendre des cigarettes pour générer du profit ; le jour où son produit ne sera plus suffisamment rentable, elle le délaissera pour un autre. Reste à savoir si cela doit nous consoler ou nous inquiéter.

Pour aller plus loin

Marin Ledun à la Série Noire pour Leur âme au diable et chez Flammarion, les éditions in8 et au Seuil

Interview Marin Ledun : du fric et des clopes - Milieu Hostile

Interview Marin Ledun : du fric et des clopes

Marin Ledun - Leur âme au diable - Série Noire - tabac - Milieu Hostile

Avec Leur âme au diable, paru à la Série Noire, c’est un « retour aux fondamentaux, du noir politique et social », comme l’écrit Marin Ledun. Il y explore les arcanes méchamment nicotinées de l’industrie du tabac.

Avant d’entrer dans le vif du roman, question préliminaire : comment s’est passée cette année d’écrivain sans rencontres culturelles ?
Solitaire et déprimante. J’ai pris la mesure de l’importance de ces moments de rencontres dans les festivals littéraires, en médiathèque ou dans des établissements scolaires. Ces rencontres m’ont terriblement manqué, et je salue ici le travail de certains organisateurs d’évènements culturels qui ont maintenu des formes hybrides de rencontre malgré tout, ainsi que la pugnacité de mon éditrice qui m’a soutenu et relancé en continu. Il m’a fallu six mois pour me remettre à lire, et trois de plus pour retrouver enfin le chemin de l’écriture.

Et comment voyez-vous cette sortie de roman sans moyen d’aller à la rencontre du public ?
Les choses évoluent depuis le début de l’année. Ces rencontres manquent à tout le monde. Ça frémit, ça bouillonne, ça organise, ça jongle entre interdits et envie de créer du lien. Des festivals préparent la riposte, des passionnés de polar rusent. Bref, mon agenda se remplit pour la sortie du roman, et même si nous sommes loin de la densité habituelle, je dois dire que le désert de 2020 est loin derrière.

Quel imaginaire collectif suffisamment puissant peut-il aujourd’hui pousser des individus à fumer des cigarettes dont on sait avec certitude qu’elles tuent un consommateur sur deux ?

Leur âme au diable, le retour au noir

Après un diptyque familio-humoristique (Salut à toi ô mon frère et La Vie en rose), vous replongez dans le noir avec cette exploration du monde des cigarettiers. D’où vous est venue cette idée ?
Un constat assez simple, autour de cette idée de « fabrique de l’ignorance » et de mécanique de la persuasion de masse propre à l’industrie en général et à toute forme de totalitarisme économique et politique : quel imaginaire collectif suffisamment puissant peut-il aujourd’hui pousser des individus à fumer des cigarettes dont on sait avec certitude qu’elles tuent un consommateur sur deux ? Dit autrement, comment, de façon très concrète, se fabrique l’envie et la dépendance à un produit défectueux et mortel ? Voilà la question de départ.

Marin Ledun - Leur âme au diable - Série Noire - Tabac - Milieu Hostile

Vous écrivez « L’histoire que nous nous proposons de raconter à la presse et aux parlementaires européens est originale, divertissante et pleine de rebondissements, mais elle repose sur du vent ». Mais dans Leur âme au diable, ce n’est pas le cas, on sent une documentation à tout épreuve… Comment avez-vous travaillé entre sa synthèse et l’écriture ?
Vaste question. Le point de départ de toute documentation, c’est la littérature disponible dans la presse, les médias en général, les blogs d’information et de désinformation, les minutes des multiples procès qui touchent à l’industrie du tabac, les revues spécialisées (buralistes, agriculteurs), les articles scientifiques sur les effets du tabac, de la nicotine, la masse phénoménale de publicités, de supports commerciaux pro-tabac, les campagne antitabac menées par divers organismes publics ou associatifs, les services de prévention de la CPAM, les politiques publiques antitabac, les Plan Cancer 1 et 2, etc. L’ensemble de cette littérature abondante, riche, éparse, forme une sorte de Grand Récit dont le tabac est le protagoniste.

Un Grand Récit imaginaire qui nous vend, en vrac, les vertus et les méfaits du tabac, et qui s’efforce, depuis plus d’un siècle, d’effacer tout ce qu’il pourrait y avoir de négatif autour de cet objet de consommation en s’accaparant toutes les grandes valeurs positives de notre époque consumériste : émancipation des femmes, liberté adolescente, règne du « cool », indépendance d’esprit, jouissance immédiate, etc. Au mépris du scandale sanitaire que représente la cigarette. Ce Grand Récit, c’est comme une histoire en soi. Une espèce de fiction organisée par l’industrie du tabac pour que nous achetions son produit. Et cela fonctionne ! Malgré les lois anti-tabac, la loi Evin, l’interdiction de la publicité, la prévention, les avertissements sordides sur les paquets de cigarette, les chiffres du cancer, les morts, etc. J’ai donc décidé de me concentrer sur ce Grand Récit imaginaire « positif » et de prendre l’exact contre-pied : raconter la façon dont cela fonctionne à l’aide d’une fiction, partant du principe que la fiction que j’écrirai a de fortes chances d’être plus proche de la réalité que cette fiction que nous vend les cigarettiers depuis un siècle.

Question à laquelle vous allez me répondre « je ne sais pas » mais comment avez-vous réussi à amasser autant de doc sans que ça se sente dans le roman tellement tout est fluide ?
Je sais. C’est un travail d’artisan qui consiste à revoir chaque chapitre, chaque paragraphe, chaque phrase, pendant l’écriture, pour que tout élément de documentation soit intégré dans l’action de mes personnages. C’est très roman noir, comme méthode, très behavioriste. C’est le point de départ du roman : au lieu d’expliquer longuement que l’ammoniac sert à rendre les cigarettes plus sucrées, donc à augmenter la dépendance, j’organise le braquage de deux camions-citernes d’ammoniac. Une scène d’action « visuelle » vaut tous les discours. L’industrie du tabac paie des lobbyistes pour influencer les politiques à voter les lois qui l’arrange, c’est un travail lent et fastidieux, pourquoi ne pas monter dans le roman une scène où un lobbyiste, David Bartels, échange avec un député, tout simplement. Cela permet de démystifier leurs méthodes et de les montrer dans leur réalité nue. Chaque élément de documentation, le plus anecdotique soit-il, devient alors un élément de décor d’une scène.

À lire aussi : Jeux d’influence : les lobbyistes en série

 

Le personnage principal est Bartels, dont la réussite « par tous les moyens » est réellement impressionnante : comment avez-vous fait pour retracer un parcours si réaliste ? On a vraiment l’impression d’être à ses côté et on ne peut être que bluffé par ses idées – aussi répugnantes soient-elles.
Ses idées sont celles qui régissent l’industrie du lobbying, du marketing et du commerce en général, dans des grands groupes internationaux comme peuvent l’être les industriels du tabac. Son parcours est typique de ceux des hommes et des femmes qui, comme lui, ont été formés à l’école de la République, ont fréquenté les établissements qui forment l’élite, et qui, à partir des années 80, de façon symptomatique, ont trahi la République qui les a formés pour travailler dans le privé, plus rémunérateur. Bartels est le symptôme de la financiarisation de l’économie, des changements de paradigme dans l’entreprise, de la montée en puissance du Client-roi, de la désormais toute puissance des services marketing dans l’industrie et de la perte de contrôle progressive de l’État sur tous ces mécanismes. Bien sûr, David Bartels n’existe pas, je ne l’ai pas rencontré. Pourtant, ils sont des centaines, des milliers comme lui.

Mais il n’y a pas que lui. Le roman est porté par une dizaine de personnages très forts, comment les avez-vous construits ?
Ils sont très exactement neuf. Une fois établie l’intrigue autour du braquage des deux camions-citernes d’ammoniac, j’ai établi une longue liste de personnages-clefs me permettant de décrire les aspects criminels de l’industrie du tabac dans ma fiction. J’en ai finalement retenu neuf, un lobbyiste, un directeur commercial, un commercial de terrain, un mercenaire, une femme d’affaires, une secrétaire reconvertie en umbrella-girl, une employée de la Caisse Primaire d’assurance maladie, et deux flics, l’un travaillant à la Brigade financière de Nanterre et l’autre, un simple OPJ enquêtant sur les réseaux de prostitution. Chacun de ses personnages incarne l’un des aspects de l’industrie du tabac de ma fiction.

On sent aussi une volonté de « datation » pour ce roman qui se déroule entre 1986 et 2007 avec les raviolis Panzani, le TGV orange, Claude Sérillon…
La fin des années 80, c’est ce moment où la société semble se réveiller sur le sujet du tabac. La loi Evin est en germe, la tragédie du SIDA a révélé les failles de notre système de santé et éveillé les consciences, l’écologie devient un thème politique majeur des campagnes, le souci de la santé, du bien-être, le sport pour tous, l’explosion des magasins dédiés à la vente de produits pour faire de l’exercice ou prendre soin de son corps, les salles de fitness made in America débarquent en Europe, les golden boys à la Bernard Tapie, le culte de la réussite individuelle, etc. Il y a une sorte de paradoxe schizophrénique qui s’installe : fumer est mauvais pour la santé ET fumer, c’est cool.

Le marketing des industriels du tabac doit se réinventer, de même que leurs armées d’avocats. C’est un moment charnière en Europe pour leur secteur. Leur force est de bien percevoir les changements sociaux, les systèmes de valeurs sociales qui évoluent, les interdictions en même temps que les tendances, et donc de s’y adapter pour continuer à vendre. Ce sont des pionniers dans le domaine, depuis toujours. Bien sûr, ils ne cherchent qu’à vendre leur produit, mais en même temps, ils nous parlent d’une époque. Ils ne Nos fantastiques années fric - Dominique Manotti - Marin Ledun - Leur âme au diable sont pas déconnectés du monde, ils contribuent à le façonner mais ils doivent aussi le subir et s’y adapter. C’est aussi la fin d’une époque, celle où l’État français offrait des cartouches de cigarettes à ceux qui faisaient leur service militaire, celle où les élèves de primaire fabriquaient des cendriers en terre cuite pour la fête des pères, celle où les stars du cinéma fumaient sans entrave dans les films, celle où les usines de la SEITA en France tournaient à plein régime. Une période passionnante s’ouvre. Passionnante à explorer d’un point de vue romanesque. Au-delà, bien au-delà de l’industrie du tabac. Et le roman noir des années 80 – 90 ne s’y est pas trompé. Je pense notamment au travail de l’écrivaine Dominique Manotti dans Sombre sentier ou Nos fantastiques années fric ou Aux derniers jours d’un homme de Pascal Dessaint.

Quelques thèmes de Leur âme au diable

« L’argent roi », quoi qu’il arrive, l’industrie du tabac enregistre des profits phénoménaux.
Tout à fait. Et devient aussi, c’est le revers de la médaille, un formidable collecteur d’impôts pour l’État, à travers les taxes sur les produits cigarettiers et sur l’alcool. Une ère de cynisme et d’impuissance politique s’ouvre désormais. Le tabac tue, c’est désormais officiel, mais le tabac est aussi un acteur économique incontournable, puissant, qui rapporte des milliards en taxes aux Etats et qui lui en coûte dix fois plus en frais de santé. Tout ce monde d’injonctions paradoxales va désormais apprendre à cohabiter. Encore une fois, on nage en plein paradoxe. Et on en arrive à un point où, le 16 mars 2020, au début d’une pandémie mondiale qui affecte les capacités pulmonaires des individus, au moment où la France confine la population, seuls les supermarchés et les buralistes resteront ouverts, et où vont émerger, dans la presse, des pseudos études scientifiques vantant les bienfaits de la nicotine afin de se prémunir de la Covid-19. Cela en dit long sur le pouvoir de cette industrie.

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« Le marketing, qui est devenu un outil indispensable pour promouvoir nos produits, se nourrit de deux choses, le sexe et la peur ».
Rien de nouveau sur le soleil. La cigarette comme extension phallique est l’un des moteurs de la publicité pour le tabac et de la publicité en général. Et la peur parce qu’avec la certitude que fumer tue un fumeur sur deux, l’équation a désormais une nouvelle donnée. L’un des axes communicationnels des tabagistes sera désormais de désigner le nouvel interdit à braver. Une nouvelle version marketing de la dernière cigarette du condamné.

On voit la partie légale de l’industrie du tabac et surtout l’illégale qui donne le tournis par son ampleur…
Je conseille sur ce thème la lecture de la bible du genre, Golden Holocaust – La conspiration des industriels du tabac de Robert N. Proctor, publié en 2011 pour la première fois. Il y décrypte très bien tous ces mécanismes à l’œuvre.

Et qui passe par la route de la nicotine…
La route de la nicotine est une image que j’ai développée pour rendre plus clair les mécanismes de mondialisation de l’industrie du tabac. J’ignore si elle existe en l’état. Il s’agit d’une image romanesque. Encore une fois, Leur âme au diable est une fiction. Qui vient se superposer à une autre fiction, celle que l’industrie du tabac raconte depuis des décennies au fumeur avant qu’il fume sa première cigarette et devienne accro à la nicotine.

On s’arrêtera là car en dire plus en dévoilerait trop… Nous finirons par l’argumentaire presse de votre roman où il est indiqué : « À noter : 31 mai, journée mondiale sans tabac ». Ça fait sourire, cette journée, quand on voit à qui profite tout ça, non ?
L’industrie du tabac ne souhaite pas la mort de ses consommateurs, elle ne cherche à qu’à leur vendre des cigarettes pour générer du profit ; le jour où son produit ne sera plus suffisamment rentable, elle le délaissera pour un autre. Reste à savoir si cela doit nous consoler ou nous inquiéter.

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