Interview avec Anne Bourrel – Chaud et Froid (1/2)

Anne Bourrel - Gran Madam's ©Txema Salvans

Découverte avec l’excellent Gran Madam’s Anne Bourrel a confirmé tout le bien qu’on pensait d’elle avec L’Invention de la neige. Nous sommes partis à sa rencontre, mais avons trop échangé par mail, moralité l’interview sera publiée en deux parties….
Dans ce premier volet, l’auteur se confie sur son métier d’écrivain, ainsi que sur son premier roman, Gran Madam’s.

 

Anne Bourrel, lorsqu’on tape votre nom sur le web, on ne trouve pas grand-chose, les notices bibliographiques de votre éditeur (La Manufacture de livres) sont sibyllines… pourriez-vous nous dire qui vous êtes ?
C’est une question très ouverte à laquelle il m’est bien difficile de répondre…Je suis écrivain et cette seule affirmation, qui m’engage entièrement, complètement, infiniment suffirait à me définir ici. Pour le reste, les détails autobiographiques, les évènements d’une vie, ses activités et autres déplacements dans l’espace et le temps, je ne vois vraiment pas quoi vous dire.
L’autobiographie, le déboutonnage, les aveux, les confidences, la médiatisation des êtres humains et leur marchandisation à tous les étages, je ne suis pas à l’aise avec tout ça.
Par contre, si vous passez à la maison, on prendra un café, un verre de vin rouge, ce que vous voudrez, et on papotera de choses et d’autres, dans la légèreté du jour et le plaisir de la conversation. Je vous dirais qui je suis et cela se fera malgré moi. J’en apprendrais aussi sur vous-même, vous me direz tout de vos cinq enfants et des réparations de votre château en Sologne…ou en Espagne ? C’était où déjà ?

Interview Anne Bourrel - chaud et froid
photo©paul-eli rawnsley para el retrato

Ce qui revient souvent, c’est cette phrase « J’écris. Des pièces de théâtre, des textes courts, des longs. Je raconte des histoires. Dans le tunnel des mots, je cherche des entrées, des passages, des avancées. L’écriture est une route que j’ai choisie pour avancer en glissant. Écrire, c’est glisser. » Vous pourriez nous en dire plus ?
Je voulais parler de la difficulté sportive du geste d’écrire. De ces avancées, tâtonnements, souffrances et autres éblouissements. Je voulais parler de l’aspect physique de l’écriture : le mal aux jambes et aux fesses et au dos d’être restée assise des heures durant, penchée sur le clavier. Les épaules qui chauffent, les tensions musculaires, les cervicales qui donnent beaucoup de travail au kiné. La tête qui se remplie d’images et de mots et de sons, d’odeur, de personnages comme des frères. De la sensation étrange une fois la journée passée, qu’il faut faire un voyage en sens inverse pour retrouver le monde qui m’entoure. Comme une skieuse en pleine vitesse, je dévale les pentes des livres, ceux que je lis, ceux que j’écris.

Les genres sont comme les frontières, il faut prendre plaisir à les traverser.

J’aime cette phrase qui me fait penser à Ayerdhal qui ne voulait pas être défini comme un auteur de noir ou un auteur de SF, mais qui disait choisir son « genre» en fonction de ce qu’il avait à dire. Est-ce votre cas ?
Je n’ai pas choisi de genre, c’est le genre qui m’a choisie.
Jusqu’à ce que Lilian Bathelot, auteur de l’éblouissant Terminus Mon Ange, lise le manuscrit de Gran Madam’s et me pousse à l’envoyer à Pierre Fourniaud, je ne me préoccupais pas de la question. J’étais concentrée sur autre chose : fabriquer mon roman, qu’il tienne, qu’il existe. Ce sont eux, Lilian et Pierre, aujourd’hui mon éditeur à La Manufacture de Livres, qui m’ont donné l’assurance – et le droit- de me définir comme écrivain noir. Et cela me plait énormément. Je sais bien que la frontière est mince entre noir et blanc, qu’elle peut être artificielle. Car ce qui compte c’est le texte, la voix du texte… mais la colère et la rage qui sous-tendent mon écriture aiment le noir et ce gout d’anarchie et de liberté que cette couleur symbolise.Gualicho - Anne Bourrel
Avant Gran Madam’s, j’ai écrit deux autres romans dans lesquels je n’avais pas encore tout à fait lâché mes chiennes intérieures. Mon écriture a commencé à émerger avec Gualicho, théâtre flamenco, un texte pour Charo Beltran Nuñez, comédienne franco-argentine et Cathia Poza, danseuse de flamenco. Je crois que je fais aussi du théâtre noir.
Les genres sont comme les frontières, il faut prendre plaisir à les traverser. Les genres sont comme les frontières, on pourrait les supprimer qu’on ne s’en porterait pas plus mal.

Avant de parler de vos deux livres (Gran Madam’s et L’Invention de la neige), je vois qu’ils ont tous les deux bénéficié de bourse d’écriture… Pourriez-vous nous en dire plus ?
La région Languedoc-Roussillon – aujourd’hui avec la nouvelle région Occitanie les choses fonctionneront peut-être différemment, je ne sais pas – offre des bourses d’écriture à des auteurs sélectionnés sur dossier. Il suffit de le télécharger et d’avoir un roman en cours.
Une fois le dossier retenu, il faut se soumettre à un entretien avec cinq ou six personnes de la région. Ensuite ce comité se réunit et décide si oui ou non, on va recevoir un peu de sous. 80% la première année, le reste lorsque le livre est terminé, maximum deux années plus tard. Cet argent, c’est un peu d’huile d’olive sur les épinards, bien sûr, mais ces trois bourses m’ont aussi donné du courage à l’ouvrage. Lorsque je n’avais pas de vrai éditeur, elles n’ont permis de me raccrocher à l’idée que ce que je faisais pouvait intéresser quelqu’un. Pour le roman que je suis en train d’écrire, je n’ai encore rien demandé. On verra plus tard…pour le moment, je suis à l’intérieur de mon texte ; impossible de me tenir à distance pour expliquer, raconter.

Et qu’est-ce qu’être écrivain pour vous, aujourd’hui ?
Économiquement, et vu le système français, pas facile. Mais sur tous les autres plans, c’est la liberté.

Interview Anne Bourrel - chaud et froidBégonia, une de vos protagonistes, parle des ateliers d’écriture en prison. Intervenez-vous lors d’ateliers divers et variés ?
Oui.
J’ai été l’une des 4 invitées des Mercurielles de Cherbourg en septembre dernier, avec Lucile Bordes, Carole Fives et Eric Pessan. C’est une manifestation très intelligente qui permet aux auteurs et aux lecteurs de faire connaissance par le texte et la littérature. Brigitte Poulain a crée les Mercurielles il y a une vingtaine d’années.
Les auteurs donnent des ateliers pendant une semaine entière, pour différents publics. Une compagnie de théâtre y assiste et à la fin de la semaine, un spectacle est proposé qui met en scène les textes des écrivants. (C’est ainsi que l’on nomme les gens qui viennent écrire en atelier).
C’est aussi à l’occasion des Mercurielles que j’ai proposé un atelier en prison. Un moment inoubliable…
Cette année, j’anime un atelier hebdomadaire pour les adultes, à Montpellier.
Longtemps, j’y suis allée à reculons…un peu sauvage, un peu dans mon coin…mais finalement j’apprécie de plus en plus cette activité qui me sort de mon antre et me permet de vivre la littérature d’une manière différente. J’ai demandé à mes écrivants ce qui les motivent à venir écrire pendant deux heures, le soir, dans une salle de maison pour tous. Ils m’ont répondu que cette pratique les rapproche de la littérature, qu’ils aiment, ce sont tous de bons lecteurs, et leur permet de se poser un peu, se concentrer, faire fonctionner leur imaginaire. C’est simple et tellement exaltant, finalement…

Interview Anne Bourrel - chaud et froid
photo © Txema Salvans

Entamons avec Gran Madam’s, comment est né ce livre ?
Vous y allez fort. Sait-on jamais comment naissent les livres ? Des images embrouillées qui se mettent à tournoyer puis qui deviennent de plus en plus précises …alors surgit le désir impétueux de commencer. Un premier texte advient. Bizarre, les personnages prennent vie et puis voilà, embarquée, il faut s’armer de courage et plonger, plonger, forger.

 

La scène d’ouverture – tout le premier chapitre pourrait-on dire – est particulièrement forte, comment l’avez-vous pensée ?
Je me suis dis que je n’allais pas pouvoir en faire l’économie : Si tu parles d’une pute, faut la voir au travail.

Le livre se passe à la Jonquera réputé pour ses bordels… Comment avez-vous travaillé sur cette ville ?
En passant.
Je veux dire, j’y passe souvent car depuis toujours, je vais en l’Espagne minimum une fois par an. Et il suffit de voir les panneaux publicitaire avec les filles en maillots de cuir, les filles au bord des routes assises sur des chaises en plastique, les parkings, les camions, les macs qui attendent les clients sur le pas de la porte, le stupre à ciel ouvert, pour avoir envie d’écrire sur ce monde hors monde.
J’ai fait du repérage aussi. Appareil photo en main. Je ne prends pas de notes, ou rarement.
J’y suis encore retournée au mois de mai dernier lors de l’enregistrement d’une émission pour Sur les Docks avec Julie Gacon et Yvon Croizier. A chaque fois, je suis très secouée (pardon, pas fait exprès), très émue, très troublée par ce monde sauvage que les hommes ont créé dans cette petite ville à la frontière franco-espagnole. Le commerce des corps, qui est l’extrême aboutissement de tout commerce, cohabite avec l’extrême avilissement de notre sexualité.

The Waiting Game - Txema Salvans
©Txema Salvans

Lors de recherches sur internet, pour préparer l’interview, je suis tombé sur des sites effarants, sortes de guides touristiques pornographiques de la Jonquera. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ben, justement, je suis allée voir toutes ces vidéos pendant la rédaction de Gran Madam’s et ce qu’elles m’inspirent : c’est Gran Madam’s. J’ai tout dit, je crois de ce que ce monde provoque en moi de dégout et de fascination…

« La prostitution, ça pèle un humain. Je suis à vif ». Très belle expression. Parlez-nous en, et de votre style dans un second temps.
Bégonia Mars, je l’ai imaginée à partir de ces nombreuses femmes qui n’ont pas choisi de se prostituer. Qu’on aille pas me dire qu’entrer dans le corps d’une femme en échange de l’argent n’est pas un acte violent. Qu’on ne vienne pas me parler du plus vieux métier du monde – car il me semble qu’avant d’être pute ou mac, les êtres humains ont d’abord eu comme job d’aller chercher à bouffer dans les arbres, de se vêtir, de cultiver la terre…Sans tirer du côté du bon sauvage, ce qui n’a rien à voir, il doit y avoir une belle liste à faire des plus vieux métiers du monde avant d’arriver à celui-ci…
…A vif, parce que les femmes qui passent par ces bordels (lisez la sociologie écrite sur le sujet), y perdent leur identité et y laissent leur peau ; pas forcément leur vie mais souvent leur peau. Ce sont des écorchées vives, qui masquent leur plaie à coup d’alcool fort, de drogues…
Mon style…je n’ai pas assez de recul pour en parler mais je le rêverais tendu, coupant, précis. Je voudrais qu’il torde la langue, la réinvente parfois et la plupart du temps, qu’il se laisse oublier.

The Waiting Game - Txema Salvans
©Txema Salvans

On ne va pas parler que de prostitution, mais deux choses dont j’aimerais bien que vous nous disiez quelques mots…
Oui, on ne va pas parler que de prostitution parce que Gran Madam’s, je ne l’ai pas imaginé comme une thèse sur le sujet ; vous vous en doutez bien.
Ce que je voulais, c’est voir comment deux mondes qui n’avaient à priori rien à voir allaient se débrouiller lorsque le hasard les ferait entrer en collision : un groupe de tueurs (Bégonia la pute, Ludovic le mac et le Chinois, leur homme à tout faire) et une famille de pompistes, sur le bord d’une nationale.
Ce clash motive le roman.
Bégonia est la narratrice, justement parce qu’elle est la seule à pouvoir VOIR ce qui échappe complètement aux autres personnages. Elle s’intéresse peu à elle-même, vous voyez et je l’imagine comme un œil ou une caméra qui enregistre tout.

…La couverture, magnifique, extraite d’un travail de Txema Salvans…
Oui, je l’aime beaucoup aussi. C’est Pierre Fourniaud qui me l’a proposée et je l’ai aimée d’emblée. Vous aurez remarqué que le nom de l’auteur et le titre du livre figurent au dos, sur la quatrième et pas sur la couverture. C’était osé, c’était lumineux comme une idée !
Ainsi, la photo saute aux yeux.
La fille surgit dans toute sa beauté, de dos, bras en l’air, elle interpelle un camionneur qui passe sur la route dans son trente-huit tonnes. Les tons pastel contrastent avec la tenue noire et courte de la fille à la beauté frappante. Son corps a demi révélé est offert mais ses deux jambes bien plantées sur le tarmac n’évoquent ni soumission ni faiblesse. C’est comme ça que j’ai construit Bégonia. Vous vous souvenez, elle dit que les clients peuvent bien se servir, elle, elle les pénètre de sa haine, une haine qu’ils ressentiront plus tard…
Avec l’édition en poche qui est paru cette année, Pocket a opté pour une Anne Bourrel - Gran Madam'scouverture plus sage. Une belle photo dans les rouge/rouille et noir qui fait référence à la Station-service, le titre en bleu avec une écriture néon. C’est autre chose.
Les amateurs de couv’ débattent pas mal sur la question, j’ai pu m’en rendre compte dans les différents festivals où je suis invitée.
C’est bien. Ça remet le travail de l’éditeur et du maquettiste au cœur du débat.
Car la fabrication d’un livre, c’est le boulot de toute une équipe. Depuis Pierre Fourniaud jusqu’à notre correctrice Edith Noublanche, en passant par l’attachée de presse Olivia Castillon, tout le monde bosse pour que notre texte existe.

…Le film Party Girl, dont j’écoute la BO en réalisant cette interview…Part Girl - Amachoukeli, Burger, Theis
C’est un beau film, indéniablement.
Angélique (on sourit au choix de ce prénom) fait boire les hommes dans un club, à la frontière franco-allemande…tiens, un point commun…et son habitué, je ne sais plus son prénom, lui propose de l’épouser. Malgré ses soixante ans, elle n’arrive pas à lâcher le monde la nuit.
Je n’avais pas vu ce film avant que vous m’en parliez, il y a quelques semaines et je l’ai visionné en cherchant ce qui vous avait fait le rapprocher de mon roman.
Il me semble que le personnage d’Angélique vit des aventures moins dangereuses que Bégonia. On est dans un autre cadre, une autre vision des choses. Alors que le film est un magnifique portrait de femme, mon roman, je le verrai plutôt comme un coup de point sur la table des non-dits. Au lecteur de développer…

La seconde partie de l’interview est ici.

Pour aller plus loin

Le site de son éditeur, La Manufacture de livre.
Son blog, qui date un peu (zut, j’avais dit un texte par mois…promis j’ajoute cakechose très vite).
Le site du photographe Txema Salvans.

Interview avec Anne Bourrel - Chaud et Froid (1/2) - Milieu Hostile

Interview avec Anne Bourrel – Chaud et Froid (1/2)

Anne Bourrel - Gran Madam's ©Txema Salvans

Découverte avec l’excellent Gran Madam’s Anne Bourrel a confirmé tout le bien qu’on pensait d’elle avec L’Invention de la neige. Nous sommes partis à sa rencontre, mais avons trop échangé par mail, moralité l’interview sera publiée en deux parties….
Dans ce premier volet, l’auteur se confie sur son métier d’écrivain, ainsi que sur son premier roman, Gran Madam’s.

 

Anne Bourrel, lorsqu’on tape votre nom sur le web, on ne trouve pas grand-chose, les notices bibliographiques de votre éditeur (La Manufacture de livres) sont sibyllines… pourriez-vous nous dire qui vous êtes ?
C’est une question très ouverte à laquelle il m’est bien difficile de répondre…Je suis écrivain et cette seule affirmation, qui m’engage entièrement, complètement, infiniment suffirait à me définir ici. Pour le reste, les détails autobiographiques, les évènements d’une vie, ses activités et autres déplacements dans l’espace et le temps, je ne vois vraiment pas quoi vous dire.
L’autobiographie, le déboutonnage, les aveux, les confidences, la médiatisation des êtres humains et leur marchandisation à tous les étages, je ne suis pas à l’aise avec tout ça.
Par contre, si vous passez à la maison, on prendra un café, un verre de vin rouge, ce que vous voudrez, et on papotera de choses et d’autres, dans la légèreté du jour et le plaisir de la conversation. Je vous dirais qui je suis et cela se fera malgré moi. J’en apprendrais aussi sur vous-même, vous me direz tout de vos cinq enfants et des réparations de votre château en Sologne…ou en Espagne ? C’était où déjà ?

Interview Anne Bourrel - chaud et froid
photo©paul-eli rawnsley para el retrato

Ce qui revient souvent, c’est cette phrase « J’écris. Des pièces de théâtre, des textes courts, des longs. Je raconte des histoires. Dans le tunnel des mots, je cherche des entrées, des passages, des avancées. L’écriture est une route que j’ai choisie pour avancer en glissant. Écrire, c’est glisser. » Vous pourriez nous en dire plus ?
Je voulais parler de la difficulté sportive du geste d’écrire. De ces avancées, tâtonnements, souffrances et autres éblouissements. Je voulais parler de l’aspect physique de l’écriture : le mal aux jambes et aux fesses et au dos d’être restée assise des heures durant, penchée sur le clavier. Les épaules qui chauffent, les tensions musculaires, les cervicales qui donnent beaucoup de travail au kiné. La tête qui se remplie d’images et de mots et de sons, d’odeur, de personnages comme des frères. De la sensation étrange une fois la journée passée, qu’il faut faire un voyage en sens inverse pour retrouver le monde qui m’entoure. Comme une skieuse en pleine vitesse, je dévale les pentes des livres, ceux que je lis, ceux que j’écris.

Les genres sont comme les frontières, il faut prendre plaisir à les traverser.

J’aime cette phrase qui me fait penser à Ayerdhal qui ne voulait pas être défini comme un auteur de noir ou un auteur de SF, mais qui disait choisir son « genre» en fonction de ce qu’il avait à dire. Est-ce votre cas ?
Je n’ai pas choisi de genre, c’est le genre qui m’a choisie.
Jusqu’à ce que Lilian Bathelot, auteur de l’éblouissant Terminus Mon Ange, lise le manuscrit de Gran Madam’s et me pousse à l’envoyer à Pierre Fourniaud, je ne me préoccupais pas de la question. J’étais concentrée sur autre chose : fabriquer mon roman, qu’il tienne, qu’il existe. Ce sont eux, Lilian et Pierre, aujourd’hui mon éditeur à La Manufacture de Livres, qui m’ont donné l’assurance – et le droit- de me définir comme écrivain noir. Et cela me plait énormément. Je sais bien que la frontière est mince entre noir et blanc, qu’elle peut être artificielle. Car ce qui compte c’est le texte, la voix du texte… mais la colère et la rage qui sous-tendent mon écriture aiment le noir et ce gout d’anarchie et de liberté que cette couleur symbolise.Gualicho - Anne Bourrel
Avant Gran Madam’s, j’ai écrit deux autres romans dans lesquels je n’avais pas encore tout à fait lâché mes chiennes intérieures. Mon écriture a commencé à émerger avec Gualicho, théâtre flamenco, un texte pour Charo Beltran Nuñez, comédienne franco-argentine et Cathia Poza, danseuse de flamenco. Je crois que je fais aussi du théâtre noir.
Les genres sont comme les frontières, il faut prendre plaisir à les traverser. Les genres sont comme les frontières, on pourrait les supprimer qu’on ne s’en porterait pas plus mal.

Avant de parler de vos deux livres (Gran Madam’s et L’Invention de la neige), je vois qu’ils ont tous les deux bénéficié de bourse d’écriture… Pourriez-vous nous en dire plus ?
La région Languedoc-Roussillon – aujourd’hui avec la nouvelle région Occitanie les choses fonctionneront peut-être différemment, je ne sais pas – offre des bourses d’écriture à des auteurs sélectionnés sur dossier. Il suffit de le télécharger et d’avoir un roman en cours.
Une fois le dossier retenu, il faut se soumettre à un entretien avec cinq ou six personnes de la région. Ensuite ce comité se réunit et décide si oui ou non, on va recevoir un peu de sous. 80% la première année, le reste lorsque le livre est terminé, maximum deux années plus tard. Cet argent, c’est un peu d’huile d’olive sur les épinards, bien sûr, mais ces trois bourses m’ont aussi donné du courage à l’ouvrage. Lorsque je n’avais pas de vrai éditeur, elles n’ont permis de me raccrocher à l’idée que ce que je faisais pouvait intéresser quelqu’un. Pour le roman que je suis en train d’écrire, je n’ai encore rien demandé. On verra plus tard…pour le moment, je suis à l’intérieur de mon texte ; impossible de me tenir à distance pour expliquer, raconter.

Et qu’est-ce qu’être écrivain pour vous, aujourd’hui ?
Économiquement, et vu le système français, pas facile. Mais sur tous les autres plans, c’est la liberté.

Interview Anne Bourrel - chaud et froidBégonia, une de vos protagonistes, parle des ateliers d’écriture en prison. Intervenez-vous lors d’ateliers divers et variés ?
Oui.
J’ai été l’une des 4 invitées des Mercurielles de Cherbourg en septembre dernier, avec Lucile Bordes, Carole Fives et Eric Pessan. C’est une manifestation très intelligente qui permet aux auteurs et aux lecteurs de faire connaissance par le texte et la littérature. Brigitte Poulain a crée les Mercurielles il y a une vingtaine d’années.
Les auteurs donnent des ateliers pendant une semaine entière, pour différents publics. Une compagnie de théâtre y assiste et à la fin de la semaine, un spectacle est proposé qui met en scène les textes des écrivants. (C’est ainsi que l’on nomme les gens qui viennent écrire en atelier).
C’est aussi à l’occasion des Mercurielles que j’ai proposé un atelier en prison. Un moment inoubliable…
Cette année, j’anime un atelier hebdomadaire pour les adultes, à Montpellier.
Longtemps, j’y suis allée à reculons…un peu sauvage, un peu dans mon coin…mais finalement j’apprécie de plus en plus cette activité qui me sort de mon antre et me permet de vivre la littérature d’une manière différente. J’ai demandé à mes écrivants ce qui les motivent à venir écrire pendant deux heures, le soir, dans une salle de maison pour tous. Ils m’ont répondu que cette pratique les rapproche de la littérature, qu’ils aiment, ce sont tous de bons lecteurs, et leur permet de se poser un peu, se concentrer, faire fonctionner leur imaginaire. C’est simple et tellement exaltant, finalement…

Interview Anne Bourrel - chaud et froid
photo © Txema Salvans

Entamons avec Gran Madam’s, comment est né ce livre ?
Vous y allez fort. Sait-on jamais comment naissent les livres ? Des images embrouillées qui se mettent à tournoyer puis qui deviennent de plus en plus précises …alors surgit le désir impétueux de commencer. Un premier texte advient. Bizarre, les personnages prennent vie et puis voilà, embarquée, il faut s’armer de courage et plonger, plonger, forger.

 

La scène d’ouverture – tout le premier chapitre pourrait-on dire – est particulièrement forte, comment l’avez-vous pensée ?
Je me suis dis que je n’allais pas pouvoir en faire l’économie : Si tu parles d’une pute, faut la voir au travail.

Le livre se passe à la Jonquera réputé pour ses bordels… Comment avez-vous travaillé sur cette ville ?
En passant.
Je veux dire, j’y passe souvent car depuis toujours, je vais en l’Espagne minimum une fois par an. Et il suffit de voir les panneaux publicitaire avec les filles en maillots de cuir, les filles au bord des routes assises sur des chaises en plastique, les parkings, les camions, les macs qui attendent les clients sur le pas de la porte, le stupre à ciel ouvert, pour avoir envie d’écrire sur ce monde hors monde.
J’ai fait du repérage aussi. Appareil photo en main. Je ne prends pas de notes, ou rarement.
J’y suis encore retournée au mois de mai dernier lors de l’enregistrement d’une émission pour Sur les Docks avec Julie Gacon et Yvon Croizier. A chaque fois, je suis très secouée (pardon, pas fait exprès), très émue, très troublée par ce monde sauvage que les hommes ont créé dans cette petite ville à la frontière franco-espagnole. Le commerce des corps, qui est l’extrême aboutissement de tout commerce, cohabite avec l’extrême avilissement de notre sexualité.

The Waiting Game - Txema Salvans
©Txema Salvans

Lors de recherches sur internet, pour préparer l’interview, je suis tombé sur des sites effarants, sortes de guides touristiques pornographiques de la Jonquera. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ben, justement, je suis allée voir toutes ces vidéos pendant la rédaction de Gran Madam’s et ce qu’elles m’inspirent : c’est Gran Madam’s. J’ai tout dit, je crois de ce que ce monde provoque en moi de dégout et de fascination…

« La prostitution, ça pèle un humain. Je suis à vif ». Très belle expression. Parlez-nous en, et de votre style dans un second temps.
Bégonia Mars, je l’ai imaginée à partir de ces nombreuses femmes qui n’ont pas choisi de se prostituer. Qu’on aille pas me dire qu’entrer dans le corps d’une femme en échange de l’argent n’est pas un acte violent. Qu’on ne vienne pas me parler du plus vieux métier du monde – car il me semble qu’avant d’être pute ou mac, les êtres humains ont d’abord eu comme job d’aller chercher à bouffer dans les arbres, de se vêtir, de cultiver la terre…Sans tirer du côté du bon sauvage, ce qui n’a rien à voir, il doit y avoir une belle liste à faire des plus vieux métiers du monde avant d’arriver à celui-ci…
…A vif, parce que les femmes qui passent par ces bordels (lisez la sociologie écrite sur le sujet), y perdent leur identité et y laissent leur peau ; pas forcément leur vie mais souvent leur peau. Ce sont des écorchées vives, qui masquent leur plaie à coup d’alcool fort, de drogues…
Mon style…je n’ai pas assez de recul pour en parler mais je le rêverais tendu, coupant, précis. Je voudrais qu’il torde la langue, la réinvente parfois et la plupart du temps, qu’il se laisse oublier.

The Waiting Game - Txema Salvans
©Txema Salvans

On ne va pas parler que de prostitution, mais deux choses dont j’aimerais bien que vous nous disiez quelques mots…
Oui, on ne va pas parler que de prostitution parce que Gran Madam’s, je ne l’ai pas imaginé comme une thèse sur le sujet ; vous vous en doutez bien.
Ce que je voulais, c’est voir comment deux mondes qui n’avaient à priori rien à voir allaient se débrouiller lorsque le hasard les ferait entrer en collision : un groupe de tueurs (Bégonia la pute, Ludovic le mac et le Chinois, leur homme à tout faire) et une famille de pompistes, sur le bord d’une nationale.
Ce clash motive le roman.
Bégonia est la narratrice, justement parce qu’elle est la seule à pouvoir VOIR ce qui échappe complètement aux autres personnages. Elle s’intéresse peu à elle-même, vous voyez et je l’imagine comme un œil ou une caméra qui enregistre tout.

…La couverture, magnifique, extraite d’un travail de Txema Salvans…
Oui, je l’aime beaucoup aussi. C’est Pierre Fourniaud qui me l’a proposée et je l’ai aimée d’emblée. Vous aurez remarqué que le nom de l’auteur et le titre du livre figurent au dos, sur la quatrième et pas sur la couverture. C’était osé, c’était lumineux comme une idée !
Ainsi, la photo saute aux yeux.
La fille surgit dans toute sa beauté, de dos, bras en l’air, elle interpelle un camionneur qui passe sur la route dans son trente-huit tonnes. Les tons pastel contrastent avec la tenue noire et courte de la fille à la beauté frappante. Son corps a demi révélé est offert mais ses deux jambes bien plantées sur le tarmac n’évoquent ni soumission ni faiblesse. C’est comme ça que j’ai construit Bégonia. Vous vous souvenez, elle dit que les clients peuvent bien se servir, elle, elle les pénètre de sa haine, une haine qu’ils ressentiront plus tard…
Avec l’édition en poche qui est paru cette année, Pocket a opté pour une Anne Bourrel - Gran Madam'scouverture plus sage. Une belle photo dans les rouge/rouille et noir qui fait référence à la Station-service, le titre en bleu avec une écriture néon. C’est autre chose.
Les amateurs de couv’ débattent pas mal sur la question, j’ai pu m’en rendre compte dans les différents festivals où je suis invitée.
C’est bien. Ça remet le travail de l’éditeur et du maquettiste au cœur du débat.
Car la fabrication d’un livre, c’est le boulot de toute une équipe. Depuis Pierre Fourniaud jusqu’à notre correctrice Edith Noublanche, en passant par l’attachée de presse Olivia Castillon, tout le monde bosse pour que notre texte existe.

…Le film Party Girl, dont j’écoute la BO en réalisant cette interview…Part Girl - Amachoukeli, Burger, Theis
C’est un beau film, indéniablement.
Angélique (on sourit au choix de ce prénom) fait boire les hommes dans un club, à la frontière franco-allemande…tiens, un point commun…et son habitué, je ne sais plus son prénom, lui propose de l’épouser. Malgré ses soixante ans, elle n’arrive pas à lâcher le monde la nuit.
Je n’avais pas vu ce film avant que vous m’en parliez, il y a quelques semaines et je l’ai visionné en cherchant ce qui vous avait fait le rapprocher de mon roman.
Il me semble que le personnage d’Angélique vit des aventures moins dangereuses que Bégonia. On est dans un autre cadre, une autre vision des choses. Alors que le film est un magnifique portrait de femme, mon roman, je le verrai plutôt comme un coup de point sur la table des non-dits. Au lecteur de développer…

La seconde partie de l’interview est ici.

Pour aller plus loin

Le site de son éditeur, La Manufacture de livre.
Son blog, qui date un peu (zut, j’avais dit un texte par mois…promis j’ajoute cakechose très vite).
Le site du photographe Txema Salvans.